À son corps défendant, Judas and the Black Messiah cartographie les forces et faiblesses d'une œuvre régie par le besoin de fidélité historique (ou scientifique, dans d'autres exemples). C'est une question revenant de plus en plus sur le tapis depuis qu'internet a établi domicile dans la plupart des foyers. Comme si la reproduction la plus proche était devenue le corollaire d'une réussite artistique. Ce qui à mon sens est une hérésie, puisqu'un film par nature doit composer avec les contraintes d'ordre temporel, logistique ou narratif. Sans parler des choix de mise en scène, qui peuvent diriger la production vers la fable, le thriller, l'hommage ou l'expérimentation. De manière prosaïque, j'estime qu'un contrat tacite s'établit au moment où le film débute. Sans indications de sa part, j'accepte les libertés prises avec le réel puisqu'elles sont nécessaires à l'expression cinématographique. L'essentiel de mon attention sera polarisée sur le récit, sa forme, sa construction et son propos. La question du degré de véracité sera optionnelle, voire insignifiante*. Ceci étant posé, le long-métrage consacré à l'icône Fred Hampton nous amène à une contradiction induit par la démarche inverse.
Ce besoin de coller aux faits, aux dires et aux personnes impliquées est évidemment légitime. Et éminemment respectable, puisqu'il répond plus à une attitude pédagogique que militante (bien que le film le soit). Le scénariste et réalisateur Shaka King n'entend pas sombrer dans les réflexes lacrymaux ou jouer d'un suspense malvenu puisque l'issue est déjà connue. Une retenue compréhensible si l'on se place d'un point de vue instructif. À ce titre, Judas and the Black Messiah offre plusieurs séquences insolites (et véridiques), notamment celle de cette union entre Black Panther et la Young Patriots Organization qui se pare d'un drapeau confédéré comme emblème. Ou bien les diverses apparitions d'un John Edgar Hoover répugnant (idéalement campé par le très démocrate Martin Sheen). Dans son traitement de Fred Hampton, l'écriture soignée dresse l'icône comme une passerelle entre les mouvances progressistes, puisqu'elle tire autant son inspiration d'un Martin Luther King que d'un Malcolm X en passant par Mao ou Che Guevara. Si on y ajoute sa jeunesse (21 ans à sa mort), le parcours politique et philosophique de Hampton en fait une figure aussi passionnante que ses ainés. En contrepartie, cet abord scolaire va également cloisonner la production alors que son centre de gravité était finalement ailleurs.
C'était l'idée de génie du script, déplacer le curseur émotionnel sur le traître, ce qui semblait annoncer une parenté avec L'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (Andrew Dominik, 2007). Compte tenu du caractère et de la destinée de William O'Neale (la séquence d'archives finale est vertigineuse), il y avait une grande opportunité pour délivrer un drame de première main. Le film esquisse des pistes de réflexion passionnantes sur O'Neal, et ce qui a pu se jouer chez celui s'est découvert une conscience alors qu'il devenait parallèlement un instrument d'oppression. C'est notamment perceptible dans l'évolution subtile qu'il entretient avec son agent de liaison Roy Mitchell (excellent Jesse Plemons). Ce qui fait de Lakeith Stanfield le joker du film, puisque l'acteur distille avec intelligence cette ambigüité qui croit tout au long des 120 minutes. Hélas, c'est ici que la démarche factuelle plombe l'ensemble. En se refusant à certaines libertés, Judas and the Black Messiah suit une trajectoire courue d'avance, sans surprise ni rebondissements. Ni point d'orgue ni point de rupture, les personnages ne présentent aucune évolution en tant que telle. Aucune emphase n'étant entreprise, on reste à distance des évènements. C'est pour éviter ce genre de monotonie que le recours à la fiction semble indispensable. Pourquoi ne pas avoir recentré sur les rapports entre Hampton et O'Neal quitte à en inventer vu que le cœur de l'œuvre réside là ?
Cette dévotion au réel fait obstacle au triomphe du film à mon sens. Or, c'est précisément quand il prend ses distances avec que le cinéma peut abroger les frontières, combler les blancs de la l'Histoire collective en suggérant une fable tout aussi évocatrice et puissante. Il ne s'agit pas de mentir mais de permettre une mise en retrait du factuel (déjà sujet à caution) afin de remettre en avant ce pouvoir du "et si ?". En optant pour l'approche inverse, Shaka King a malencontreusement nuit au potentiel dramaturgique de cette Amérique sur la corde raide. Dans une action plus téméraire, le film aurait aisément pu se faire une place dans la veine plus abrasive d'un Oliver Stone ou d'un Spike Lee. Faute de quoi, il faut se contenter d'une proposition scolaire et rien de plus. En soi, cela peut suffire à dresser un pont vers la connaissance, mais je crains qu'il ne soit pas assez robuste pour tenir sur la durée.
*Si j'ai pris le temps de cette clarification, c'est parce que je suis de plus en plus irrité de ses chroniques interminables qui subordonnent les aspects artistiques à la faveur d'un élément (l'aspect factuel) qui n'a jamais été le but ou l'ambition d'un film. Une approche à mon goût paresseuse, surtout quand elle s'accompagne d'une posture méprisante consistant à railler ou négliger une œuvre en dépit de ses qualités sur une base aussi fallacieuse que malhonnête.