À l’heure de la médiatisation galopante des homicides, de l’héroïsation paradoxale des tueurs en série comme en témoigne la floraison d’émissions et de séries consacrées à ces sujets sur les chaînes télévisées ainsi que sur les différentes plateformes, revoir La Poison rappelle à quel point le geste artistique de Sacha Guitry, théâtral et cinématographique, résonne avec notre actualité. Le film condense de façon magistrale des thématiques aussi complexes que les relations entre les hommes et les femmes, l’opposition entre ruralité provinciale et urbanité parisienne où les mondanités voilent la cruauté des gestes et des mots campagnards, l’influence des médias dans la représentation et la banalisation du crime.
En effet, le cinéaste veille à entremêler deux intrigues a priori distinctes, celle d’un avocat renommé dont l’interview radiophonique marque les esprits et suscite de nombreuses polémiques, celle d’un horticulteur n’en pouvant plus de son épouse alcoolique, sale et revêche ; la convergence a lieu dans
le projet du meurtre
, lors d’une séquence d’aveux qui s’avère être en réalité une séquence truquée puisque rien n’a encore eu lieu. Un tel stratagème, digne du théâtre de boulevard – qui repose essentiellement sur les faux-semblants au sein d’un microcosme bourgeois, ici incarné par l’avocat, qui aussitôt implose et révèle sa nature hypocrite –, produit un retournement de situation d’autant plus sulfureux qu’il se fait renversement des forces en présence : ce n’est plus maître Aubanel qui, du haut de son expérience, de sa notoriété et de sa fortune, dirige un client considéré comme brave et mal dégrossi, mais bien ce dernier qui se joue des apparences pour prendre le pouvoir. La séquence au tribunal montre un Paul Louis Victor Braconnier plus éloquent encore que le juge, « braconnant » les jurés si ce n’est tout l’espace judiciaire, et qui obtiendra gain de cause par ses propres moyens ; son avocat apparaît au second plan, visiblement dépassé par ce parvenu.
Le triomphe du coupable compose
une clausule immorale, renforcée par un montage vif alternant les plans de plaidoirie et ceux redoublant cette dernière par des enfants en train de jouer. Daniel Auteuil semble s’en être souvenu en réalisant Le Fil (2024).
D’une intelligence rare, La Poison laisse le champ libre aux comédiens, en particulier à Michel Simon, impeccable dans les ambiguïtés demandées par son rôle. Sa noirceur tonale et son cynisme trouvent, à n’en pas douter, leur source dans l’état de Sacha Guitry au moment de la conception : la maladie et le souvenir douloureux d’une incarcération de deux mois succédant à la Libération nourrissent un désir de subversion que l’artiste explicite dès le début par ses propres mots – il a reconstitué la cellule de la prison d’après nature… Une œuvre brillante.