Les outsiders et de nouveaux les invisibles de la société continuent aussi bien d’enrichir le glossaire de Chloé Zhao que son poème de l’Amérique profonde, qui prend de plus en plus d’ampleur à chaque route empruntée par l’héroïne. Sur la base du livre de la journaliste Jessica Bruder, nous sommes dans la continuité des œuvres précédentes de la réalisatrice, le Dakota du Sud étant son point de départ. En accompagnant la démarche sociologique des hobos, vagabonds et travailleurs épisodiques dans un no man’s land de désespoir, le recueil se veut avant tout empathique et bienveillant à l’égard d’une communauté qui puisse de la chaleur et du réconfort chez son voisin de fortune. Le sujet esquisse ainsi de nombreux instants de contemplation et de peine, mais garde toujours un œil de lynx sur l’espoir qu’on entretient en restant en transit.
Sans emploi, sans époux et sans identité, Fern s’engage sur une voie jonchée de facteurs inconnus et aux activités les plus spontanées possible. De la même manière, c’est de cette façon que nous recevons les émotions, abruptes et sans concessions. À bord du Vanguard, fraîchement baptisé par la sexagénaire, la femme ne s’abandonne pas à la ruine, sachant son maigre état des lieux. Bien au contraire, elle s’octroie le permis d’aller plus loin qu’auparavant et de préserver légitimement la liberté qui lui ouvre ses portes. Néanmoins, cela ne se fait pas sans un tribut à payer. Frances McDormand nous livre avec une grande authenticité les fractures d’une vie piétinée par la masse visible et invisible de l’industrialisation. Elle se situe ainsi, toujours sur cette frontière, entre le documentaire et la fiction, toujours dans un dilemme qui lui rendrait l’opportunité de l’installer définitivement auprès d’une famille pour d’un Dave (David Strathairn), qui ne la laisse pas insensible. Tant d’épreuves s’accumulent avec la force croire en une vérité pure, que la cinéaste arrache avec de la courte focale et de la patience.
On prend son temps d’établir un camp provisoire, mais on n’en perd pas pour autant dans les interactions qui dispersent les charges physiques et morales, enracinées dans l’esprit et le cœur de guerriers de la route. Différents intervenants n’apparaissent pas en vain, en pensant notamment à Charlene Swankie, pour qui les souvenirs de sa fin de vie développent toute la symbolique derrière le récit. En filmant la nature avec une distance des plus saine et des plus évocatrice, l’humanité est remise à sa place primaire et le film resserre son intérêt quant à l’apprivoisement d’une vie épanouissante, quand bien même les sacrifices peuvent être conséquents. Que faut-il pour réellement hériter de l’indépendance ? Est-elle exclusivement à arracher ou encore à troquer ? Comment l’assumer ? C’est un nouveau rodéo de fascination, qui passe par des généralités, que l’on éclipse trop rapidement. C’est pourquoi les images parlent d’elle-même, non pas comme une source de distractions, mais bien comme une inspiration, profonde, élégante et salvatrice.
Cela fait un moment que l’on reconnaît une certaine vertu à Zhao, qui a su mettre en valeur ce patrimoine américain délaissé par le nouveau système, où la réussite des zones urbaines prive d’autres contrées de leur propre richesse et parfois de leur humanité (Les Chansons que mes frères m’ont apprises, The Rider). « Nomadland » ne se détourne pas de cette voie et pose un nouveau testament sur une tragédie moderne et omniprésente. Le deuil est une toile de fond qu’il convient de dépasser et c’est ce que propose le film avec une franche affinité avec les sensations les plus simples, les plus engagées et les plus nostalgiques. Et en trouvant un peu plus de nuances dans la spirale des souvenirs, le film avance et ne s’arrête jamais à l’horizon qu’il s’est fixé.