France : vision d’une déesse
Merveille ! pourtant, le feu des critiques déçues balaye tous les aspects du film : décevante, la « satire des médias », trop superficielle, décevant, le parcours d’une icône vers la chute trop attendue, décevante, la schématisation des milieux sociaux caricaturés dans des personnages-types muets une fois sur deux, décevante, l’intermittence presque erratique des personnages secondaires, décevante même la pique trop émoussée pour dénoncer fortement les manœuvres de la « France dans le monde » et de Paris dans ses provinces et périphéries.
Portrait d’une déesse sans sérénité
C’est beaucoup de désappointements pour un seul film ! Un film qui ne s’ouvre peut-être que sous une seule lecture, la plus extrême : y voir le portrait intégral d’une déesse.
Portrait, oui, amoureux et démultiplié notamment en quantité de gros plans sur le visage visité par toutes les nuances, mais surtout les plus malheureuses (quelqu’un dit-il « satire »?), et la déesse efface tout autour d’elle. Une hagiographie, autour de laquelle tout est stylisé fanatiquement.
France (Léa Seydoux) est bien plus qu’une « femme puissante », elle est une déesse et en a tous les attributs : jamais on ne la surprend (même à table) à se nourrir, ni boire, ni dormir, ni (même séduite) à se laisser voir dévêtue ; elle modèle le monde par son regard (et le dit explicitement) comme une divinité modèle l’argile de la création, dans un style sans pareil et son assistante (Blanche Gardin) a pour seule fonction de le dire et le redire ; elle est une personnalité plus qu’une personne, c’est-à-dire une figure allégorique, creuse et disponible à toutes ses fonctions (démiurgiques), figure que Bruno Drumont peint tantôt au naturel, tantôt en tricolore, France aux yeux bleus à rehausser de peau blanche et lèvres rouges, nommée tout d’abord devant le premier lieu de pouvoir puis plus complètement par le président Macron qui veut attirer son attention. Au fond, elle n’a pas tout à fait de nom propre, puisque France, c’est la France. Déesse rédemptrice, qui transforme les tourments du monde capturés et recousus en reportages sensationnels, images et récits consolateurs pour le peuple, assemblée de ses fidèles télévisuels. Et en vraie déesse, oui, elle connaîtra des vicissitudes : elle sera sensible et heurtée, poussera des cris de victoire et versera des larmes pour mieux donner de sa souffrance en partage, en pâture, et créer un lien indéfectible avec la sous-France. Partout où elle va, on lui dit « Je vous adore ». Et en vraie déesse, oui, elle sera sacrificielle, comme son nom l’indique, elle sera le double qui meurt régulièrement (France de Meurs, « France 2 meurt »), au présent non délimité ou à l’impératif, pour que l’autre (France) ne meure jamais ; elle enchaînera les scandales et les trahisons de Judas toujours plus intimes : un amant manipulé
vend sa séduction vénale
, son assistante
dévoile les coulisses d’un reportage
, ses proches
lui échappent dans la mort
, trahisons traversées qui la font mieux s’ancrer dans la mémoire collective, dans un processus complètement décrit par son assistante (qui sert de parfait sous-titrage à la fonction divine du personnage France). Ainsi son public la dévore-t-il davantage, scandale après scandale délicieusement gradués (« Après la faute, le deuil ») et il la dévore, oui, simultanément au spectateur qui, devenu sectateur, la dévore des yeux dans des gros plans envoûtants, à longueur de film. Elle, elle dévore le monde de son regard et, finalement, sourit.
Un film de déréalisme
Chaque déception vient de ce qu’il n’a pas été perçu que tout ce qui encadre la déesse France est aussi imaginaire, et nécessairement pas suffisamment réaliste, ou plutôt on assiste au déréalisme de tous les tableaux attendus, l’intérieur de sa demeure est un décor somptueux mais strictement délimité, étrangement figé, les lieux de pouvoir se succèdent en contrepoint avec les lieux de misère et le cimetière récurrent du Père Lachaise fait fusion des deux (hérissé d’orgueilleuses stèles, il rappelle que la gloire des célébrités est toujours engloutie dans la mort). Les personnages qui l’entourent ne font, bien sûr, qu’apparaître et disparaître et réapparaître comme des météores cycliques autour d’elle, France, astre fixe qui les éclipse tous. Les actions qui semblent tenir lieu d’évènements sont davantage des scènes psychiques : les insurgés-marionnettes, le bombardement qui n’égratigne personne, le canot où les migrants peuvent aménager opportunément une place pour elle et son équipe, les séances de psychothérapie où France est adossée tantôt à un vaste miroir vide, tantôt à une haute montagne hostile, le quidam qui détruit le vélo d’enfant à coup de pied : chaque action est redessinée et mise en scène comme de l’intérieur du regard de France.
Le film « France » ne s’admire pas pour la critique au scalpel offerte dans le « El Reino » de Rodrigo Sorogoyen, il s’admire pour le regard aimanté du réalisateur qui contemple les tribulations d’une déesse contemporaine, et qui, alors, touche juste et explore magnifiquement la figure fascinante d’elle.