Deux idéalistes face à face : l'idéaliste écologique, humble de condition comme d'ambition, enraciné dans sa culture et dans sa terre, contre l'idéaliste multinational, hors-sol, consumériste, rêvant de nourrir toute la terre sans égard pour les individus dépossédés de leur coin de terroir et exploités salarialement. Après tout, il leur a fourni du travail s'ils l'acceptaient, proposé à distance des contrats légalement argumentés, n'est-ce pas ?...
Références cinématographiques de qualité, mais digérées, non lourdement citées. On pense au Dracula de Tod Browning et aux Frankenstein de James Whale pour la dimension prométhéenne de Blik, à White Zombie pour la réduction en esclavage hypnotique de naturels économiquement envahis sur leur terre natale, à Dead Man et Ghost Dog de Jim Jarmush pour la dimension mystique et solitaire du vengeur économiquement défavorisé. Littérairement, le Tchen de La Condition humaine n'est pas forcément loin, mais apaisé par sa réconciliation avec le vivant, écologiquement réenraciné.
Dimension onirique de ce Trung, en effet, qui vit dans le souvenir de son épouse. Les scènes d'amour et de partage (avec la métaphore hédonique du miel, rejoignant le végétal et l'animal dans la dynamique du don et du contre-don) sont présentées comme actuelles, selon une chronologie effaçant la rupture entre passé heureux et présent du manque. Leur éternité de légèreté contraste avec la dureté du temps minuté vécu dans le monde administratif de Blik.
Quand ce dernier se perd dans les rues populeuses et se fait voler dans l'indifférence ironique des autochtones, on sait qu'il n'est pas plus à l'aise dans le réel que ne le sont les politiciens actuels. À l'opposé, Trung maîtrise parfaitement la géographie non répertoriée des cours d'eau, rizières, collines et ruelles, et fait corps avec ses abeilles qui lui rendent son amour en le couvrant comme pour le protéger, dans une scène paroxystique.
Esthétique de la vidéo musicale où s'est formé Fabrice Poirier. Peu de dialogues : ceux en vietnamien ne sont généralement pas traduits, laissant l'esprit s'abandonner à la seule mélodie de la langue et livrant place aux bruitages, à la bande-son aérienne, aux silences lourds de sens, aux cris et murmures, à l'éloquence des visages, regards et évolutions dans l'espace.
Légitimation du meurtre ? C'est plus complexe que cela, car enchâssé dans un phantasme cinématographique incitant à la réflexion sur l'équivalence entre tuer intentionnellement une personne ciblée, par vengeance préméditée et retour de flamme, et tuer beaucoup de personnes par empoisonnement, sans les cibler, par simples cynisme et irresponsabilité entrepreneuriaux. Catharsis qui permet à l'auteur du meurtre de retrouver la sérénité, par assomption même du prix pénal pudiquement évoqué dans la dernière minute de projection. La puissance scientifique de l'industriel est retournée contre lui par le truchement des insectes qu'il contribuait à décimer. Réciproque symbolique rétablissant la notion éthique en l'élevant.
L'art reste certainement le moyen le plus efficace de susciter une réflexion non univoque sur les questions incontournables de notre contemporanéité planétaire. Fabrice Poirier est un artiste complet, autant dans son jeu sobre et précis d'acteur que par ses qualités d'orchestrateur d'images et ses choix musicaux.
À voir et à revoir pour un dépaysement esthétique total.