La marée est un refrain dont s’inspire Mark Jenkin afin d’amorcer un pèlerinage audacieux dans sa Cornouailles natale. Le cinéaste, qui a principalement fait ses classes dans le documentaire court, ne trahit pas son sujet ni son format. En optant pour la pellicule 16mm, il nous renvoie à sa thématique de la gentrification, qui bouscule également les habitudes des cinéastes, comme des spectateurs. Ce qui découle alors d’une lutte de classes revient à nous interroger sur la fatalité de la modernisation dans son ensemble. Bien entendu, les activités côtières, notamment la pêche, auront leurs démons à exorciser, mais ce ne serait que gratter à la surface d’un souci qui se déplace, d’un lieu à un autre et au fil du temps.
La famille Ward illustre donc cette tendance, par le biais d’une friction à double-sens. Martin (Edward Rowe) vit de son poisson et de ses crustacés, qu’il pêche avec rigueur. Même si son frère le voit davantage comme un has been, à l’image d’un métier étouffé par la culture des commerces de grandes surfaces, ce grand gaillard a du sang chaud à revendre. Ce porte-étendard du patrimoine local ne cesse d’avancer, même sans le précieux appui d’un bateau. Malheureusement, les contraintes sont trop fortes et sa ville portuaire, qui l’a élevé, commence peu à peu à changer de propriétaire. Entre les touristes occasionnels et la bourgeoisie qui peste dans l’ancien domicile familial, quelque chose s’est brisé. On parlera de frontières, dont les limites naturelles ne seront d’aucun secours à Martin. Que ce soit à quai ou sur son espace de travail, il n’y a plus de tranquillité, plus d’intimité et plus de rentabilité pour l’ermite du coin.
Rien n’est facile pour ce pêcheur depuis le début, mais c’est à sa collision avec un couple londonien qu’on distinguera les nuances d’une perfidie collatérale. Les nouveaux occupants, sont dupés par l’hostilité des lieux et Martin voit ses efforts et son héritage sombrer par le portrait amer, où il ne serait qu’un simple rocher à peine émergé, heurté par les vagues. Et dans toute cette agitation, la communauté trouve tout de même la force de repousser les intrus, qui ne cherchent pas tous à s’adapter, mais plutôt à leur arracher une bonne bouchée de homard. Wenna (Chloe Endean) en fait partie et ne mâche pas ses mots pour l’exprimer. Mais à chaque élan antihéroïque de la jeune serveuse, des relations s’effondrent et les possibilités de dissiper la fureur s’échappent. Tout est dans l’idée de ces gros plans, qui privent les personnages d’un horizon. Le choix des plans, l’enchaînement et la structure catalyse l’expressionnisme d’une ambiance aussi bien percutante qu’envoûtante.
Ainsi, au cœur d’une pleine mutation, la ville portuaire se noie dans un flot de rage ou d’impuissance, face une force supérieure qui dépasse chaque résident. « Bait » convoque par bien des manières la sensibilité dans une fable onirique, où le chant de sirène n’aura rien à voir avec les mythes maritimes. On met en évidence une situation critique, où le déclin se transmet d’une génération à l’autre, mais également cette ultime éventualité de préserver ce qu’il reste de plus précieux, non pas au nom du collectif, mais au nom d’une culture, surexploitée sans la moindre profondeur. Ce film reconnaît ses cicatrices, mais ne les panse pas dans le deuil, bien au contraire, il se nourrit de cet appât, de cette franchise et nous serons les premiers à mordre à l’hameçon.