Parmi les longs-métrages d’animation produits par les studios Disney, Alice au pays des merveilles est peut-être le plus délicat à aborder, inclassable et tellement original sur les plans visuels et scénaristiques qu’une large partie du public et de la presse se détourna de lui à sa sortie.
L’œuvre originale de Lewis Carroll, publiée en 1865, connaît sa première adaptation cinématographique en 1903, avec Alice in Wonderland, un film muet et britannique dont les effets spéciaux furent considérés comme novateurs pour l’époque. Par la suite, deux autres films firent le choix d’adapter le roman de Carroll, en 1915 et 1933. Mais les influences de l’artiste se retrouvent également dans l’œuvre de Walt Disney, et bien plus tôt que le long-métrage de 1951. En effet, entre 1923 et 1927, il fait produire la première série de l’histoire du studio, une succession de courts-métrages d’animation muets intitulée « Alice Comedies », en adaptant très librement le roman, mélangeant animation et prises de vues réelles.
Au début des années 1930, l’œuvre de Lewis Carroll étant tombée dans le domaine public, Walt Disney envisage d’en adapter l’histoire dans un long-métrage d’animation, mais le projet est finalement arrêté, probablement en raison de la sortie d’une autre adaptation en 1933. En 1936, il parvient à produire un court-métrage inspiré par le second tome des aventures d’Alice, « De l’autre côté du miroir », avec Mickey dans le rôle-titre. En 1938, après le succès de Blanche-Neige et les Sept Nains, et la finalisation de trois autres films (Pinocchio, Fantasia et Bambi), Walt Disney envisage la production de plusieurs longs-métrages d’animation, dont une nouvelle fois Alice au pays des merveilles, en pensant réutiliser le concept animation/prises de vues réelles. Mais dès le début du projet, l’adaptation du scénario présente plusieurs obstacles structurels. D’abord, le décalage entre l’histoire du livre, qui ne contient aucune logique chronologique et peu de cohérence dans la narration, et les caractéristiques d’un film traditionnel, qui offre une narration linéaire et structurée. Pendant un temps, Walt Disney pense même reléguer Alice à un rang secondaire ou introduire une histoire d’amour avec un personnage qui ressemblera plus tard au seigneur Pélimore de Merlin l’enchanteur, mais l’idée est finalement abandonnée car le public est très attaché à l’histoire de Lewis Carroll et n’accepterait pas une telle initiative qui risquerait d’en dénaturer le charme original. Ensuite, la multitude de personnages, au nombre de 80, oblige Walt Disney à en supprimer quelques-uns, comme Humpty Dumpty et Jabberwocky.
Pour résoudre les problèmes liés à l’adaptation du scénario, il fait appel à de nombreux auteurs. En septembre, une première analyse d’un scénariste propose de s’écarter radicalement de l’histoire originale pour pouvoir produire un film convaincant, mais le projet tourne en rond. A la fin de l’année 1939, après avoir visualisé un storyboard, Walt Disney n’est toujours pas convaincu et se demande s’il ne faudrait pas plutôt adapter strictement le livre de Lewis Carroll, sans modifications notables. Mais en 1941, les conséquences financières de la Seconde Guerre mondiale l’obligent à repousser son projet et à produire des courts et moyens-métrages, plus économiques, pour dégager quelques revenus supplémentaires durant les années 1940.
En 1945, un scénario est proposé mais rejeté par Walt Disney, qui le trouve trop sombre. La même année, il hésite encore entre un film d’animation et un mélange avec des prises de vues réelles. Ce n’est que l’année suivante que la décision est prise : Alice au pays des merveilles sera un film d’animation.
Au printemps 1947, après le succès de Mélodie du Sud mélangeant animation et prises de vues réelles, le studio commence à ressentir un nouveau souffle. Toutefois, dès le début de l’année 1948, la priorité est donnée à Cendrillon, dont le projet avance plus vite, sans doute en raison d’un désaccord entre Walt Disney et son frère quant à la pertinence de produire Alice au pays des merveilles et Peter Pan.
Une autre particularité de l’adaptation du livre de Carroll par Disney réside dans l’ajout de scènes musicales, ce qui nécessite le développement de chansons spécifiquement conçues pour le film, une caractéristique typique des productions Disney. En 1949, sur les quarante chansons composées, seules quatorze sont retenues.
Pour Noël 1950, Disney produit une émission télévisée, « One Hour in Wonderland », où il diffuse quelques extraits du film et annonce sa sortie prochaine. D’après les spécialistes, cet évènement a suscité une grande attente de la part du public et a grandement contribué à ses revenus en salle. De plus, il marque le début de ce qu’on appelle « la machine commerciale Disney », avec l’utilisation de la télévision comme point de promotion et de vente de ses productions.
En 1951, le film est enfin prêt, doté d’un budget inégalé jusqu’alors de 3 millions de dollars. Mais Disney doit affronter une autre adaptation, franco-britannique, et craint qu’elle ne fasse de l’ombre à sa propre production. Il saisit donc les tribunaux et demande à ce que soit repoussée de 18 mois la sortie du concurrent sur le sol américain, arguant le fait que son propre projet date de 1938. Mais sa demande n’aboutit pas, et les deux films sont projetés à la même période.
Le 26 juillet 1951, Alice au pays des merveilles est projeté pour la première fois, à Londres, puis très vite aux Etats-Unis. Mais le film n’attire pas le public et entraine une perte sèche évaluée entre un et deux millions de dollars. Il faut dire que ce dix-septième long-métrage d’animation des studios Disney pas ce film, tout comme une large partie de son équipe, qui affirme que l’essence de l’histoire de Carroll n’a pas été captée, car elle est en réalité bien plus mature et adulte que cette adaptation ne le laisse penser. Plusieurs critiques peuvent d’ailleurs être faites pour justifier cette analyse.
D’abord, la difficulté de ressentir de l’empathie envers Alice, dont le portrait est essentiellement celui d’une jeune fille capricieuse et mondaine, qui a facilement tendance à s’énerver et qui ne fait que « subir l’histoire » passivement. D’un point de vue psychologique, cette héroïne n’a d’ailleurs rien à voir avec Blanche-Neige et Cendrillon avant elle, ni avec le personnage de l’œuvre original, plus volontaire et indépendant. Finalement, Alice au pays des merveilles se résume à une série de comiques de situation, sans armature narrative linéaire et construite. Même si la scène de thé avec le Chapelier fou et le Lièvre de mars vaut le détour, et que la fantaisie de cette adaptation est parfois divertissante, le reste des séquences se résume à une sorte d’expérience psychédélique que le mouvement hippie des années 1970 a su exploiter. D’ailleurs, on est en droit de se demander quelles drogues ont bien pu prendre les réalisateurs et animateurs du film tant on a l’impression de se retrouver dans un délire irréel.
En conséquence de cet échec, Alice au pays des merveilles ne fit pas l’objet de ressorties régulières au cinéma, contrairement à Blanche-Neige et d’autres classiques, mais plutôt d’une diffusion à la télévision, preuve d’un changement de stratégie commerciale qui s’appuya de plus en plus sur ce média.
Même si cette production Disney a réussi le pari d’éclipser sa concurrente franco-britannique et à gagner son statut de « classique » au fil des ans, son originalité visuelle et scénaristique peut aisément déstabiliser le spectateur, et force est de reconnaître que Disney n’a pas su capter l’essence de l’œuvre originale de Lewis Carroll.