Une journée de travail dans la vie de l'assistante d'un ogre...
Confortablement installé dans son costume de patron d'un grand studio, le monstre ne sera jamais nommé ni même réellement montré mais son ombre et la nature de ses agissements sont désormais connus de tous suite à la tornade médiatique #MeToo qui a heureusement déferlé sur lui et causé sa chute. Le fait de ne pas citer explicitement le nom d'Harvey Weinstein est bien sûr une volonté d'élargir le propos à toute une industrie hollywoodienne ayant encore pas mal de choses à se reprocher mais l'ombre de l'ogre est bel et bien là, omniprésente par les allusions qui lui sont faites et, surtout par le poids permanent qu'elle représente sur les frêles épaules de son assistante Jane (excellente Julia Garner), héroïne de ce premier long-métrage de Kitty Green. Venue du monde du documentaire, la réalisatrice-scénariste fait le choix de se centrer sur une seule journée de Jane au service du monstre, une belle idée pour nous immerger au plus près du quotidien dans laquelle se camoufle le prédateur mais aussi forcément un peu risquée par les limites narratives qu'elle peut engendrer vis-à-vis d'un tel sujet.
L'existence de Jane nous est présentée comme complètement dévouée au monstre. Première à arriver dans les locaux, elle ne vit ensuite que dans la solitude de remplir un lot de tâches ingrates et dégradantes afin d'assurer le confort des pontes de la société. Si l'on excepte un rapide échange poli avec ses collègues les plus proches (physiquement parlant), la jeune femme n'existera en tant qu'individu que lors d'un bref appel personnel pour la ramener à un semblant d'intimité. Le reste du temps, le peu d'étincelles animant Jane sera relié par un cordon ombilical imaginaire au monstre dans le seul but de lui apporter une entière satisfaction.
D'ailleurs, comme celui-ci passe la plupart de son temps à affûter sa fonction première de prédateur, il se décharge d'absolument tous les aspects les plus normaux, humains et professionnels de sa vie sur son assistante. En se focalisant sur Jane, le film nous invite en réalité à étudier au plus près le fonctionnement de l'ogre tant l'assistante a un rôle de tampon entre ce qu'il est intrinsèquement et son apparence extérieure.
À ses yeux, elle n'est qu'un instrument qu'il essore jusqu'au néant pour son propre bien-être. En ayant manipulé ses rêves de devenir productrice, il s'est assuré une emprise totale sur Jane et, gare à elle si elle ne le contente pas, un déferlement de colère injurieuse par téléphone viendra achever de la briser psychologiquement pour lui rappeler sont statut insignifiant ! Dans ces instants où elle sombre encore un peu plus, il ne lui reste alors plus qu'à faire ses excuses, elles-mêmes dictées par ses deux collègues (hommes) bien conscients du système et des mots à utiliser pour calmer temporairement la bête enragée du grand bureau d'à côté.
Et il y a bien sûr toutes ces aspirantes actrices qui vont-et-viennent dans l'entreprise, si aveuglées par leurs rêves naïfs de célébrité qu'elles n'ont pas conscience de rentrer volontairement dans la tanière de leur bourreau. Jane les observe, sans doute au fait de leur sort depuis un bon moment, mais reste impuissante comme tous les autres employés qui ont accepté de nourrir le monstre par leur silence sur ses actes. Cependant, lorsque Jane va croiser la route d'une bien trop jeune provinciale servie sur un plateau à son patron, ce sera l'acte répugnant de trop, celui qui va la décider à tenter de faire bouger les choses...
Cet élan de courage débouchera sur la meilleure séquence de "The Assistant", une simple conversation dans un bureau mais à la portée complètement hallucinante pour démontrer à quel point un prédateur aussi puissant garde un contrôle absolu à tous les niveaux. À travers elle, on comprendra ainsi pourquoi l'immobilisme autour du secret (à peine voilée de surcroît) de ses agissements a pu s'installer et durer au fil des années.
On ressortira de ce moment capital du film aussi révoltée que son héroïne, seule maillon de la chaîne à avoir tenté réellement de la briser sans avoir les outils pour le faire. Dès lors, le fatalisme inamovible de la situation emportera sa rage contenue et nous laissera à ses côtés continuer d'être témoin de l'insupportable pour assurer sa propre survie...
Comme on l'évoquait plus haut, le choix de se fixer sur une unique journée face à un scandale aux conséquences aussi énormes est de fait un brin frustrant quand au potentiel à en tirer, "The Assistant" ne sera probablement pas le film incontournable issue de l'affaire Weinstein à cause de cela.
De plus, on pourra comprendre que le caractère austère (mais réaliste) véhiculé par le court-terme d'une vie d'employé somme toute banale la majorité du film risque de rebuter une certaine partie du public pour qui "The Assistant" se révélera très vite ennuyeux, d'autant plus le film se fixe sur des choses aujourd'hui mises au grand jour.
Toutefois, si "The Assistant" prend bien la forme d'un état du lieu du système mis en place par Weinstein, il choisit de le faire par un cheminement d'oppression psychologique aussi glaçant que passionnant à travers le "simple" quotidien de cette employée. Et c'est peut-être là sa plus grande force : inscrire l'ignominie de son monstre dans la normalité d'une réalité qu'il a bien trop longtemps utilisé comme couverture...