On pourra dire ce qu’on veut du devenir du cinéma américain, ce dernier est encore tout à fait capable d’exceller dans le genre du film-dossier. Ce genre de films présente un scandale avec un véritable souci de clarté, ce qui permet aux néophytes de bien comprendre le scandale en question. Et le film d’enquête gagne en puissance lorsqu’il est porté par une brillante mise en scène.
Le film revient sur les excédents des déchets toxiques de l’entrprise chimique DuPont. En 1999, Robert Bilott, un avocat du cabinet Taft (spécialisé dans la défense des entreprises des entreprises de l’industrie chimique) reçoit la visite du fermier Wilbur Tennant, qui connaît sa grand-mère. Wilbur qui suspecte DuPont d’empoisonner ses vaches lui demande son aide. Robert va petit à petit découvrir les dégâts engendrés par l’entreprise. La lutte qui s’engage durera des années.
Le risque du film-dossier, c’est de sacrifier le cinéma au propos, de sacrifier la réalisation à la dénonciation et à la pédagogie. Certains films d’ailleurs ont plus marqué leur temps grâce à leur sujet qu’à leur mise en scène. ‘’Les hommes du président’’ de Pakula en est le meilleur exemple : très plat visuellement, mais doté d’une pugnacité scénaristique à toute épreuve. Après tout, le fait de vouloir rendre hommage à tel ou tel affaire en adoptant un style réaliste n’est pas une raison pour ne pas expérimenter, innover, penser avec minutie une mise en scène. Mark Ruffalo, acteur et producteur du film a eu du nez en faisant confiance au très esthète Todd Haynes, lequel ne déçoit pas grâce à ses partis-pris, comme nous allons le voir. La grande force de ce ‘’Dark Waters’’, c’est d’être un film incarné, habité, hanté. ‘’Dark Waters’’ est un film qui a du coeur. Mais un coeur malade, rongé par l’obscurité. Le film fait partie de ces œuvres qui arrive, parfois avec trois fois rien à créer un malaise véritable autour des travers des sociétés capitalistes. Ici, Todd Haynes échappe aux dangereuses platitudes du film-dossier en mettant en scène ce mal caché que va peu à peu découvrir Robert. Relatant la contamination de 99 % de tous les êtres humains par le C8, Todd Haynes décide d’emprunter judicieusement quelques codes des films de genres comme les films d’horreur et de zombies. La scène d’ouverture est directement sorti des films d’horreur pour jeune public. Des adolescents décident de se baigner dans un lac de nuit. Mais une menace les guette, la caméra sous l’eau se rapproche des jeunes. En assimilant la pollution à un monstre de film d’horreur (ou à un requin), Haynes parvient dès le début à mettre le spectateur dans le bain et à l’intriguer, à lui faire prendre conscience immédiatement du danger présent. Et bien entendu, le sous-genre qu’est le film de zombies est lui aussi convoqué. Les déchets toxiques contaminent les hommes, les bêtes et provoquent de graves maladies. Personne n’est à l’abri, tout le monde peut-être contaminé. On suit donc le héros, qui plongeant dans les méandres des entreprises découvrent petit à petit les séquelles.
La figure du zombie, c’est bien évidemment aussi cette vache qui, infectée gravement par l’eau toxique attaque Robert et Wilbur
. En un instant, une peur viscérale se réinstalle. La peur, justement est l’autre contamination du film. La crainte de voir le héros vaciller est bien là : surtout que si Robert est déterminé à faire éclater la vérité, il n’est pas sans faille non plus. Todd Haynes scrute la frayeur de Bilott qui faiblit au fur et à mesure que le film avance. Ne risque t-il pas à son tour d’être contaminé ? Tout comme ‘’J’accuse’’ de Polanski, la paranoïa est partout : Haynes comme Polanski accordent un soin maniéré, quasi-maniaque aux environnements. Les deux réalisateurs ont livré des films glaçants où la menace semble omniprésente. Todd Haynes respecte la réalité en choisissant de tourner dans les décors où l’action s’est vraiment passée. d’où cette impression fantomatique, cette sensation de mort qui plane. La froideur ne se localise pas seulement dans cette campagne américaine, mais aussi dans ces bureaux uniformes et métalliques. Une fois de plus, un réalisateur parvient à saisir superbement l’enfermement du héros dans un décor urbain. Ces bureaux étouffants où s’empilent les dossiers, où la moindre fenêtre donne sur un énième building sont aussi contaminés par ce mal. Ici, la présence de Todd Haynes s’avère décisif dans l’impact de ‘’Dark Waters’’. Le chef opérateur Ed Lachman confectionne une photographie très sombre où les lumières naturelles ne sont pas là seulement pour le réalisme mais aussi pour renforcer la peur. Mais le film convainc également grâce à son rythme. Le film n’hésite pas à se concentrer longtemps sur une période quand cela s’avère nécessaire pour la compréhension et au contraire à passer brièvement sur certaines périodes, moins utiles à la fluidité de l’intrigue. Certaines séquences, toujours dans cette optique de montrer l’horreur de l’affaire sont de pures bijoux de réalisation. Bilott se rend dans sa campagne natale pour rencontrer Tennant.
Il croise alors le regard d’une jeune fille à vélo qui lui sourit. La scène, étrange révèle sa monstruosité quand Robert plus tard dans le film se remémore cette rencontre et se rend compte que la jeune fille avait les dents atrocement noircies par l’eau polluée. La première fois, la caméra est éloignée (mais ce détail si révélateur, sans qu’il nous saute aux yeux est bien là) et la deuxième fois, la caméra fait un plan sur le visage de la fille.
Et voilà comment en deux plans, Haynes vient de nous donner une leçon sur les différentes valeurs de plan et leurs significations. Pour autant, le film ne tombe jamais dans la facilité à multiplier les effets de manche en se complaisant dans les plans chocs sur les symptômes. Des victimes du C8 apparaissent (parfait même les victimes authentiques qui font des caméos) tels des fantômes mais Todd Haynes et les scénaristes Matthew Carnahan et Mario Correa ne jouent jamais la carte du misérabilisme. Ils ont tout bonnement le regard juste, en se focalisant sur Robert Bilott, homme capable de tenir tête face aux pressions et dans le même temps de sursauter quand on lui dit ‘’Fuck you’’.
On peut noter cependant quelques petites faiblesses. Surprenamment (il est vrai que le scénario n’est pas de lui), Todd Haynes rate le personnage féminin Sarah Bilott. Les scénaristes, de peur qu’on les accuse de ne pas s’intéresser à la femme de Robert multiplient excessivement les séquences où elle est présente. Or, Sarah était une femme délaissée par Robert, lequel était uniquement obnubilé par son affaire. On a donc les inévitables scènes clichés du genre où la femme se plaint que son mari est en train de sacrifier son couple. En plus de gâcher le rythme, elles n’apportent pas grand-chose à l’atmosphère si poisseuse du film (aucune chaleur, aucune froideur : le ton de ces scènes est des plus anodins). Pas la faute d’Anne Hathaway qui, elle, apporte de l’émotion à son personnage ; juste que l’ambiance dans ses scènes est trop banale. Autre point qui est discutable : ne pas entendre la défense de DuPont. A ce titre, difficile d’avoir une opinion tranchée sur cette question. Comme on l’a vu, le but des auteurs du film n’est pas seulement de rendre compte de l’affaire, mais aussi de créer un mystère autour d’une atmosphère très délétère, mortelle. Et le mystère ne risquait-il pas de disparaître en fumée si l’on voyait le point de vue de DuPont ? D’un autre côté, l’idée de voir les coupables face à leurs propres responsabilités a quelque chose de très séduisant : voir ce que est l’homme est capable d'accomplir pour toujours faire plus de profit. Reste que le grand film sur un scandale écologique où l’on voit le point de vue à la fois des enquêteurs, des victimes et aussi (et surtout) des responsables n’est pas encore là. Car plus que les victimes et les enquêteurs, ceux sont bien les responsables qui déclenchent la tempête, et méritent ainsi d’autant plus de temps à l’écran qu’ils permettent de comprendre la noirceur de l’esprit humain.
Todd Haynes, plus habitué ces dernières années au romantisme surprend ici avec une œuvre entièrement consacré à l’obscurité et à l’horreur. Il décrit notamment un mal omniprésent dans nos sociétés, le C8 se trouvant partout. Un film de dénonciation qui montre encore que le cinéma américain peut toujours avoir une belle gueule tout en étant intelligent.