''Le limier'' est le dernier film de Joseph L. Mankiewicz (réalisateur des admirables ''Chaînes conjugales'' en 1949 et ''Comtesse aux pieds nus'' en 1954). Il connut, à sa sortie, un véritable succès critique et public ce qui fut une forme de réconfort pour son réalisateur. En effet, les dernières œuvres de Mankiewicz n'eurent aucun succès auprès du public. Tout remonte en fait à ''Cléopâtre'' (1963), gigantesque superproduction (l'un des films les plus chers de l'histoire du cinéma) qui fut un désastre commercial grave. Le succès ne fut pas non plus au rendez-vous pour ''Guêpier pour trois abeilles'' (1967) adaptation lourdingue et appuyée de la pièce ''Volpone'' et pour ''Le reptile'' (1970) étonnant western superbement scénarisé. Il faut donc attendre ''Le limier'' (1972) pour que Mankiewicz soit de nouveau et pour la dernière fois de sa carrière consacré. ''Le seul film de l'histoire du cinéma dont la totalité de la distribution a été citée à l'Oscar'' disait fièrement son réalisateur. Quoiqu'il en soit, ''Le limier'' est parfaitement en cohérence avec l'oeuvre de Mankiewicz qui, après ''Cléopâtre'', ne tourna que des films où le cynisme et surtout les faux-semblants règnent. Thème peut-être pas nouveau chez le réalisateur, mais qui dans ''Guêpier pour trois abeilles'', ''Le reptile'' et ''Le limier'' est traité avec une bonne dose d'humour noir. Un humour noir extrêmement amère qui montre bien toute la rancoeur de Mankiewicz à l'encontre du genre humain.
Comme dans les œuvres précédentes du réalisateur, ''Le limier'' repose sur le mensonge et le bluff. Le film narre l'affrontement entre Andrew Wyke, célèbre auteur de romans policiers et Milo Tindle, coiffeur et amant de la femme du précédent. Dès le générique, on retrouve la patte de Mankiewicz : six acteurs sont annoncés alors que seuls deux d'entre eux apparaissent dans le film (Laurence Olivier et Michael Caine, titanesque). Cette tromperie annonce bien ce qui va suivre : une série de trompe-oeil, de faux-semblants et de mensonges entre deux hommes et cela pendant 2H18.
Installé dans son labyrinthe puis dans une spacieuse pièce remplie de fascinants automates (décors signés Ken Adam, futur chef décorateur de ''Barry Lyndon'') , Wyke, puissant et sûr de lui, savoure d'avance le diabolique coup qu'il a préparé pour Milo Tindle, ce parvenu d'origine italienne, sans le sou. Mais le jeune coiffeur est peut-être moins bête que ne le croit Wyke. Cet affrontement, Mankiewicz prend le temps de le dérouler en ponctuant son film de coups de théâtre. Qu'on les devine ou pas importe peu : seul compte le plaisir de contempler la bataille que se livrent deux grands esprits. Des derniers films de Mankiewicz (surtout ''Le reptile''), il ne faut pas oublier une chose : le cynisme et les conflits se présentent sous une forme ludique où le spectateur est plus amusé qu'effrayé. Même si la noirceur n'est jamais loin, ces films s'apparentent d' avantage à une gigantesque partie de Cluedo plutôt qu'une réflexion sur les bas instincts de l'Homme. ''Le limier'', c'est une grande partie d'un jeu, tant dans sa construction narrative (on peut aisément diviser le film en parties, donc en ''tour'') que dans le comportement des deux personnages. Wyke et Tindle se livrent à ce dangeureux jeu avec des motivations soi-disant différentes. Le premier y participe par amusement et jalousie, le deuxième, prétendument par nécessité. A travers ces deux facettes-là, on ne peut s'empêcher d'y voir une métaphore de la lutte des classes. Wyke et Tindle se livrent un combat pour se voir triompher de son adversaire. Il faut écraser l'autre, l'humilier et le rendre impuissant. Résultat des courses ? Mankiewicz se garde bien de prendre parti pour tel ou tel personnage : si Wyke commence la ''bagarre'', Tindle va volontiers la poursuivre. Bien au contraire, Mankiewicz est là très féroce envers l'être humain gouverné par un ego complètement démesuré qui finira par lui nuire. Dans un sens, Mankiewicz est un moraliste désabusé. Il montre ainsi toute la bêtise des hommes, dirigés par la jalousie, l'argent et l'orgueil. Cet affrontement est en fait absurde et vain : de ce duel, nul vainqueur, que des perdants. Un peu comme dans les films de John Huston où les protagonistes poursuivent un but qui s'avérera très vite illusoire, Wyke et Tindle poursuivent au fond une querelle de chiffonnier : qui est le plus fort ? Idée d'autant plus terrrible que les deux hommes sont des êtres intelligents et assez proches dans leur comportement.
Pour son chant du cygne, Mankiewicz dresse tout simplement un ''bûcher des vanités''. Nul vainqueur à ce jeu-là, sauf peut-être le spectateur, qui, confronté à la bassesse des motivations des deux héros, ne peut que s'identifier aux autres habitants du château : les automates. Ces derniers semblent être les seuls à voir toute l'absurdité et la bêtise qui nourrissent le conflit Wyke/ Tindle. Même morale pour les robots et Mankiewicz : mieux vaut en rire qu'en pleurer.