Le sentiment du spectateur est toujours ambivalent face à des initiatives comme El Camino : entre la possible joie des retrouvailles et la probable perspective d’être pris pour une vache à lait qu’on irait grossièrement séduire à coup de vieilles ficelles, l’orgueil se retrouve face à un dilemme.
Breaking Bad a clairement marqué son temps, et retourner du côté de son univers peut s’avérer tentant. Mais lorsqu’on sait à quelles extrémités l’industrie du showbiz peut se livrer, essorant jusqu’à plus soif ses poules aux œufs d’or toute honte bue, la prudence est de mise.
D’autant que la puissance vénéneuse de cette série résidait justement dans sa conclusion, forte et noire, dénuée de résilience et n’appelant pas d’épilogue supplémentaire. C’est peut-être la raison pour laquelle, sur le plan narratif, El Camino sera aussi modeste : petite coda visant à prolonger la conclusion, accusant le coup du passage des années sur l’épaississement des comédiens, offrant quelques récompenses en forme de miettes pour ceux qui seraient venus chercher du fan service, le film est, sur tout ces points, une sorte de non-événement.
Il s’agit donc de s’expliquer ce qui lui permet de garder, malgré tout, une force séductrice.
El Camino combine deux forces antagonistes : la fébrilité des retrouvailles mâtinée d’une indéniable nostalgie, et l’illusion d’une nouvelle trame narrative qui ne fait rien d’autre qu’achever encore davantage ce qui l’était déjà. C’est sur ce canevas étrange que se tissent de possibles émotions, où tout se joue par fragments. Le personnage de Jesse porte sur sa carcasse les stigmates de cinq saisons passées à jouer avec le feu, et rappelle ainsi la descente aux enfers de celui qui pensait pouvoir bâtir un empire. La vraie face du crime, qui refermait progressivement ses mâchoires sur le tandem, rôde ainsi dans la plupart des séquences, par des traumas de flash-backs ou les lieux et personnes que Jesse est obligé de croiser avant de pouvoir mettre les voiles. Si cette traque est somme toute assez banale, avec ses moments de tension convenus, c’est ce quelle charge du passé qui lui donne de l’épaisseur. Le monde que présente El Camino garde, à chaque instant, la pesanteur du désespoir qui avait fini par gangréner Breaking Bad. Vince Gilligan n’a rien perdu de sa maitrise à la réalisation, que ce soit par cette façon de placer son personnage dans ces espaces (reclus et étouffants, ou trop grands pour eux) ou de jouer d’une photographie toujours impeccable dans cette magnificence ambiguë des territoires décatis de l’Amérique. Le sentiment d’échec et d’un jeu pipé où chacun perd plus qu’il ne gagne est toujours de mise, et accompagne un personnage qui, sur les traces de son mentor, est bien conscient que crier victoire n’a plus aucun sens. La cage en fer forgé semble ainsi garder sa poigne sur toute l’ossature du récit, et l’issue du voyage vers la dernière frontière n’a rien d’euphorique.
Cette tonalité de requiem qui refuse tout de même de capituler face à quelques mélodies occasionnelles (l’humour noir encore maigrement présent, et le genre, que ce soit le film noir avec cette belle mise à sac de l’appartement à la recherche du magot, ou le western (un brin abusif) dans le règlement de compte final) permet donc à El Camino de garder une identité, et de se raccrocher avec les honneurs au vaisseau amiral. Conscient d’être tout sauf indispensable, il aura eu le mérite d’enfoncer quelques clous sur les illusions passées. De ce fait, la séquence avec White a une réelle saveur : celle d’un retour à l’innocence de la criminalité naïve des débuts, où tout semble si facile, et la revanche sur la société, la maladie ou la frustration envisageable. Et cette phrase de Walter à Jesse, en forme de sentence mature, de sonner étrangement :