Michel Andrieu et Jacques Kebadian avaient réalisé en 1968 plusieurs courts-métrages au sein du collectif ARC 68. Certains étaient même sortis en salles en 1978 sous le titre "Mai par lui-même". Cinquante ans plus tard, toujours verts, les deux réalisateurs ont décidé de les remonter, sans commentaires ni voix off. Ils se focalisent sur un moment bien particulier : celui de l'impossible "convergence des luttes" étudiante et ouvrière. Ils montrent comment syndicats et partis politiques à la traîne ont essayé de reprendre à leur compte la colère de la jeunesse sans y parvenir.
Il est parfois des retards miraculeux. "Les Révoltés" aurait dû sortir mi-2018 au plus fort des commémorations du cinquantenaire de mai 68. Sa sortie six mois plus tard coïncide avec les manifestations des Gilets jaunes.
Ce documentaire permet de comparer deux mouvements insurrectionnels et de mieux comprendre leurs différences. Elles sont nombreuses.
La première tient dans les modes d'organisation de la révolution. En 1968, Internet n'existait pas. Pour s'organiser, les manifestants devaient se réunir, passer des jours et des nuits ensemble dans les facultés et les usines. En 2018, les manifestants occupent certes l'espace public, les ronds-points en semaine, les avenues parisiennes chaque samedi. Mais l'agora est devenu virtuelle. La délibération collective réunit des individus isolés derrière leurs écrans. On ne débat plus irl.
La deuxième concerne leurs buts. En 1968, les contestataires s'appuyaient sur une idéologie étayée qui gouvernait la moitié de la planète : le marxisme et ses succédanés léninistes, trotskystes ou maoïstes. En 2018, ce qui frappe est l'absence d'armature intellectuelle des manifestants. On dira que la cause en est dans leur profil socioculturel autrement moins aiguisé que celui des étudiants de la Sorbonne en 1968. Mais elle est aussi dans l'absence d'idéologie existante susceptible d'être mobilisée.
La troisième - quitte à s'essayer au jeu dangereux du pronostic - est leur postérité. Même si mai 68 n'a pas renversé l'ordre capitaliste petit-bourgeois, il l'a considérablement ébranlé. Il a précipité la chute du général De Gaulle un an plus tard. Il a surtout ouvert une autre époque, plus hédoniste, plus permissive. Pas sûr que les Gilets Jaunes aient une telle influence. Une fois les ronds-points libérés, les gilets jaunes remisés, qu'en restera-t-il ? Quelle trace laisseront-ils ?
Après la déferlante commémorative de l'an dernier , je ne pensais pas voir quelque chose de neuf sur le sujet. Hé bien, si : bien que le film ne soit qu'un montage de documents d'époque , il apporte un regard neuf. Il s'agit en effet des révoltes de mai 68 vues de l'intérieur, par les acteurs de l'événement (sauf les extraits filmés par William Klein, mais c'était un cinéaste engagé, pas un simple reporter, et celui du défilé gaulliste- amusant de constater comme les manifs des deux bords se ressemblent : pancartes, drapeaux; slogans scandés de la même façon...). Du coup , j'ai un peu eu l'impression de me retrouver devant un film tourné à chaud par une seule équipe, comme Maïdan, le film de Loznista sur la révolution ukrainienne de 2013/2014. C'est dire la qualité du travail fait, tant dans le choix des documents que dans le montage et la restauration. Le son était excellent, parfois bien plus que dans certains films récents, à croire que les dons pour la prise de son et le mixage se sont perdus depuis... Un film qu'on pourra trouver en résonance avec notre époque troublée (du point de vue social), malgré les grosses différences dans les motivations et l'expression des révoltes (et aussi l'évolution des moeurs et des mentalités). Le film n'appuie pas là-dessus, laissant le spectateur se faire sa propre idée, ce qui n'est pas plus mal.