Tout part de l’intérieur : l’intérieur du cœur, l’intérieur du village, l’intérieur de la famille. Au contraire d’une étude qui partirait du général pour arriver au particulier, l’on part du propriétaire particulier pour arriver au général des armées. On ne sort pas de la famille : on en jaillit, comme jaillit la guerre et ses points chauds imprédictibles narguant les spécialistes : a-t-on jamais vu, en géologie comme en histoire, que la Biélorussie était volcanique en 1943 ? C’est pourtant bien là que Klimov va trouver ses brouillards photogéniques et ses forêts à faire sauter.
Car le premier choc vient de ces explosions, bien réelles, et que le réalisateur a l’audace de laisser sur les mêmes plans que ses acteurs. Le jeune talent Alekseï Kravchenko témoignera même avoir entendu siffler de vraies balles juste au-dessus de sa tête, ce qui rend presque fade l’utilisation d’uniformes authentiques. Dans cette réalité froide, on va lentement s’approcher du trauma, de bouleversements qui s’apprêtent à changer un jeune soldat naïf dans une stoïcité frugale – qui devait être induite par hypnose chez l’acteur, à laquelle il s’est finalement révélé insensible.
C’est peut-être aussi bien qu’aucune brume n’ait voilé ses yeux candides, car en eux, c’est toute l’histoire de la Russie qui défile, de la première bombe à la première désillusion, jusqu’aux secondes fois qui déjà prennent des airs horribles de banalité. Oui, les acteurs surjouent abominablement, mais n’est-ce pas la guerre qui est surjouée en premier lieu ?
Ce qui n’arrive qu’aux autres n’est pas forcément exceptionnel. C’est sur cette remise en cause que l’on entre dans la partie totalement poétique de l’œuvre, celle qui excuse que sa volonté ultime tienne du piédestal au devoir de mémoire autant que du cinéma. C’est la cité souterraine des Morlocks qui s’élance vers son ennemi fragile, en rêve, pour l’aveugler et l’assourdir. Mais ce n’est pas le cas pour le spectateur : il a tout loisir de contempler les jeux de lumière sur une cigogne ignorante, prête à remplacer avec zèle les générations que l’humain gaspille, ou d’ouïr avec les délices les sons étranges, ces voix étouffées et ces bombardiers dont les résonances extraterrestres nous rappellent à Solaris (Andreï Tarkovsky, 1971). Il peut aussi admirer le transport sans heurts de la caméra sur de longs et littéraux travelings, qui nous emmènent sur les chemins de Russie et sur ceux d’émotions à venir.
Finie la poésie, finis les langoureux allers-retours entre les deux mondes prosaïques de la vie et de la guerre, qu’à l’époque d’une Guerre Froide plus virulente, nous nous amusions à gai-luronner dans La Grande Vadrouille. Quel pas de géant entre les deux : la Russie de Klimov est si profonde, d’ailleurs, qu’on oublie que la Seconde Guerre mondiale s’est jouée avec les Américains. Et tant mieux !
La guerre, c’étaient aussi les Russes et les Allemands, dans toute la rancœur et la légitime défense hypocrites suivant le rompement du Pacte germano-soviétique, et des massacres inhumains dans ces régions qu’on a l’habitude culturelle de considérer comme froides, grises, inintéressantes, peuplées de diédouchkas bûcheronnant et de babouchkas enfoulardées. 628 bourgades ont été effacées de la carte en Biélorussie, nous accuse presque un carton épilogique rouge sur noir ; a-t-on encore envie de brandir macabrement la sordide médaille décernée chez nous par l’ennemi à Oradour-sur-Glane ? 628…
On ne voit qu’une de ces 628 bourgades dans le film ; une seule et pour de faux, c’est déjà une grande charge émotionnelle pour un seul film. Ne lésinant pas sur les dangers du tournage, Klimov fait tout faire par ses myriades de figurants. Il leur a bien fait comprendre l’ampleur et la gravité du sujet, et qu’un témoignage de guerre totale ne saurait être qu’un film total, mené dans toute sa gloire soviétique par un acteur total de 16 ans. On arrive à ne plus être sûr que ce sont les flammes ou les gens qui crient.
Au milieu des flammes, des blessés, des figurants qui se salissent et souffrent de façon si visible, pas de doute : Klimov est le Diable, s’amusant à remplacer la métaphore du diablotin sur l’épaule par un loris sur celle d’un commandant allemand, pour un peu d’exotisme. Le Diable, on l’appelle aussi le Malin : malin d’être jusqu’au-boutiste, de bouter le feu, de dépeindre l’enfer dans des images d’une dureté terrifiante.
Se rapprocher de la vérité, c’est dire la vérité, mais plus important encore, c’est en rapprocher l’Occident moderne (surtout quand il refuse à se croire près de ses utopies), et cela nous rappelle (si ça ne nous l’apprend pas) que les horreurs les plus viles ne sont jamais très loin, et qu’il y aura toujours des gens pour les révérer. Mais il y aura aussi toujours un chemin s’enfonçant vers la forêt et qu’on pourra pratiquer avec l’impression de savoir où l’on va. Requiem pour un massacre restera dans ma mémoire comme le meilleur film de guerre que je connaisse à l’heure actuelle, avant Il faut sauver le soldat Ryan et Lettres d’Iwo Jima.
septiemeartetdemi.com