Letter from an Unknown Woman fait défiler les paysages peints qu’un forain anime en pédalant pour mieux incarner à l’écran la fabrique mentale et fantasmatique de l’être aimé, de cet autre que l’on idéalise, avec lequel on se projette comme si rien ni personne ne pouvait s’obstruer. Le train dispose d’une symbolique forte : il représente la modernité qui permet aux amants de se réunir en dépit de leurs trajectoires individuelles ; il incarne également un espace de passage qui orchestre le chassé-croisé de voyageurs jusqu’alors inconnus et qui vont, pour quelques heures, partager une destination voire un wagon. C’est dire que le train constitue un motif ambivalent et en perpétuelle évolution, un motif d’amour et de mort à la fois puisqu’il rejoue, par son mouvement ample et unilatéral, la passion qui obsède tant Lisa, et par son aspect anonyme la volatilité de l’amant. Les personnages ne cessent de l’emprunter : fuir la gare et sa famille d’abord dans l’espoir de voir une dernière fois Stefan, retourner à Vienne, accompagner l’artiste sur le quai et pleurer son départ pour Milan, changer de wagon avec l’enfant qui restera à jamais parti, emporté par le typhus. La mise en scène de Max Ophüls adopte en esthétique ce principe symbolique, tant elle multiplie les travellings visuellement superbes et techniquement impressionnants compte tenu de l’époque de réalisation. Nous avons l’impression que l’œuvre comme Lisa glissent sur les villes et les lieux afin d’extérioriser l’amour fou dans ce qu’il a de plus insatiable et mobile : il suffit, pour s’en rendre compte, de voir la séquence à l’opéra, perturbée par le départ intempestif de la nouvelle mariée, même celle du nettoyage des tapis située au début du film, qui n’est que déplacements au trot d’un étage à l’autre en passant par la cour centrale. C’est que le mouvement, thématique et esthétique, figure l’acte de lecture de la lettre dont les mots, assemblés les uns aux autres par Stefan, font surgir des images et ces images une vie, une vie entière à aimer, et moins d’une heure et demie pour la vivre à notre tour. Une œuvre immense.