Raconter l’histoire du tout premier restaurant, en l’incarnant dans le personnage de Pierre Manceron, et en l’insérant dans la grande histoire de France, voilà le sujet du film d’Eric Besnard. Sur le papier en tous cas, l’idée est séduisante. Pendant presque 2 heures, Eric Besnard filme un homme passionné, certainement en avance sur son temps, qui retrouve le gout de son art pour le faire entrer dans une autre dimension. Rien de révolutionnaire (sans jeu de mot) mais au final le film fonctionne bien. La reconstitution est soignée, les décors du Cantal (sauvages et même un peu hostiles) sont bien mis en valeur. Je ne suis pas assez pointue en la matière pour savoir s’il y a quelques anachronismes sur les tables : tel fruit tropical est-il déjà arrivé jusque dans la Province Française ? Telle technique de découpe n’a-t-elle pas été inventée plus tard ? Et quid de cet abondance de mets et de denrées alors que les hivers 1987-89 ont été les plus rudes du siècle et que la famine sévissait partout en France ? Je me permets d’avoir quelques doutes devant ces détails qui mériteraient qu’on y regarde de plus près. Mais si on ferme les yeux sur ces petites choses, le film est agréable à suivre, pas trop long, bien illustré par une musique discrète mais bien choisie. On regrette néanmoins quelques scènes un tout petit peu caricaturales ou outrancières,
comme le banquet du début où les nobles invités du Duc de Chambord se comportent comme des abrutis écervelés et superficiels, on voudrait insister lourdement sur le côté « fin de race » qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
Benjamin Lavernhe (qui incarne le Duc), et dans une moindre mesure Guillaume de Tonquédec (qui donne corps à son intendant, domestique zélé) ont beau apporter tout le talent dont ils sont capables, on reste malgré tout dans le registre de rôles caricatutaux, pas assez écrits et c’est dommage. De l’autre côté, Gregory Gadebois est, comme toujours, formidable de sobriété et d’efficacité et Isabelle Carré est très bien dans le rôle un peu ambigu de Louise. C’est d’elle que viendra le salut de Manceron, ça on le comprend d’emblée, et pourtant son rôle est plus complexe qu’un simple faire-valoir.
Elle cache un secret, elle dissimule et ment beaucoup, elle a une part de noirceur qui est bienvenue dans le scénario.
Le scénario, puisqu’on en parle, cherche à faire de l’invention du restaurant un des symboles de la Révolution Française qui est sur le point de se déclencher : démocratiser la gastronomie en même temps que démocratiser tout le reste. Sur le principe, je dis : pourquoi pas ? Une Révolution comme la Révolution Française est l’aboutissement d’un cheminement qui est culturel et sociétal autant qu’il est politique ou économique. Seulement le film insiste lourdement sur ce fait, très lourdement surtout dans les dernières scènes. C’est encore une fois une vision assez naïve, assez scolaire de la Révolution Française, la vision d’une noblesse dégénérée qui n’a pas compris que les temps allaient changer, et d’un peuple conscient de sa force et pétris de purs idéaux d’Egalité, qui plus est au fin fond de la province française. La vision romantique et idéaliste de la Révolution Française est encore de mise dans l’inconscient français, je ne sais pas si on en sortira un jour…
En plus, le scénario n’avait nul besoin de ramer avec le courant comme il le fait en intégrant une femme révoltée contre sa condition ou un jeune homme tenté par le végétarisme ! On n’est pas très loin de l’anachronisme, là non plus !
Mais si on met son mouchoir sur ces petits bémols, on est quand même charmé par cet amoureux de la bonne chaire qui trouve sa voie en cuisinant pour tout le monde au lieu de ne cuisiner que pour un seul. Sans être un chef d’œuvre, « Délicieux » est quand même un bon moment de cinéma (qui met en appétit) sans prétention. A condition de ne pas prendre pour argent comptant tout ce qu’on voit à l’écran, on passe un bon moment devant ce film historico-gastronomique.