Quand on a 90 ans, plus de 45 films documentaires à son actif et un style bien à soi, on ne change pas la recette. Pour tourner Monrovia, Indiana, une oeuvre qui immerge le spectateur dans une petite ville agricole du Midwest américain, Frederick Wiseman a appliqué la méthode dont on avait déjà pu admirer l’efficacité dans Ex Libris (une plongée dans les coulisses de la New York Public Library) ou Boxing Gym (radiographie du club de boxe d’Austin). Une caméra qui se rend invisible pour recueillir les paroles et le passage du temps, cerner les visages et les gestes. Des centaines d’heures de rush qui deviendront, après un montage de plusieurs mois, quelques 2h25 de film auxquelles rien ne sera ajouté : ni musique, ni interview, ni voix-off. Un documentaire unique dans lequel on vous livre comme ils sont ces petits bouts de quotidien, matériau brut et précieux.
Alors quand on regarde Monrovia, Indiana, on se dit d’abord que Wiseman a quand même un sacré talent pour nous transporter dans cette ville américaine de la « Coton Belt », pour nous donner à voir, à travers un patchwork de plans (souvent très longs) le quotidien de ces habitants qui semblent coupés du monde, la vie d’une ville emprunte de nostalgie (souvent), de morbidité (parfois) et imprégnée (toujours) par le religieux. Wiseman nous emmène tour à tour dans un cabinet de vétérinaire, au comptoir d’un café ou dans les rayons d’un supermarché. Les séquences sont (très) longues, les paroles n’abondent pas, mais on ressent très vite l’esprit de clocher des personnages, le poids d’une religion omniprésente qui imprègne les vies, la torpeur et l’absence de curiosité pour le monde extérieur de ces Américains, qui pour 74% d’entre eux, ont voté pour Donald Trump aux élections présidentielles de 2016.
C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’on mesure la force du film de Wiseman. En posant sa caméra à Monrovia, et sans faire de commentaires, Wiseman nous en dit plus qu’un documentaires classique sur l’Amérique de Trump. Et ce même si, dans le film, seule la scène de la fête locale (avec ses stands de T-Shirts aux slogans racistes et ses logos républicains) nous renseigne explicitement sur l’orientation politique de Monrovia. Et on se demande alors si Wiseman, avec ironie et finesse, n’a pas cherché à critiquer cette Amérique blanche et républicaine.
D’un côté, le réalisateur semble filmer avec neutralité (et bienveillance?) le quotidien des habitants. Quand il pose sa caméra chez un marchand d’armes, il nous donne à voir des hommes comme vous et moi qui discutent de la santé d’un ami commun. Et quand il filme un ancien sportif qui vante à une assemblée de lycéens amorphes le passé glorieux de l’équipe de basket locale, la scène, si elle peut faire sourire, montre avant tout la nostalgie d’une génération.
De l’autre, certaines scènes, caricaturales voire ridicules ou ubuesques, laissent à penser que Wiseman a habilement usé de la magie du montage pour nous livrer en filigrane une critique (amusée ou amère, à vous de voir), de l’Amérique trumpiste. On citera ici la scène de la loge maçonnique, où le ridicule des participants engoncés dans un rituel ultra-protocolaire dont ils ne comprennent pas eux-même le sens frise l’absurde. On pense aussi aux réunions municipales et à l’engouement hyperbolique et quasi-comique pour la construction d’un nouveau banc à Monrovia. Et les scènes de commentaire de la Bible, qui promettent un salut dans l’au-delà malgré les tribulations de l’ici-bas? Sont-elles un moyen de dénoncer la chape de plomb que semble être la religion? Et les plans entre les caddies, au supermarché, des critiques explicites de la consommation de masse?
Au fond, l’important n’est pas là, et ces interrogations prouvent que Wiseman livre ici un film qui constitue un matériau brut dont c’est à nous de tirer conclusions, réflexions et hypothèses. Un film qui nous montre, et, de là, interroge discrètement.
Mais si Wiseman filme sous toutes les coutures (et avec un esthétisme certain) l’Amérique blanche et privilégiée, son film parle aussi de l’Homme. De la religion et des relations humaines. De la vie et de la mort. De la nostalgie et du changement. De l’Homme avec un grand H cette fois. Et ce n’est sans doute pas un hasard si le film s’ouvre sur une salle de classe et se clôt sur un enterrement. Il s’agit ici de filmer des vies, mais avant tout de filmer la vie.
Simplement en posant sa caméra à Monrovia, il est formidable que Wiseman réussisse à la fois à nous immerger dans le Midwest américain, à nous en dire plus sur l’Amérique de Trump que n’importe quel documentaire, et suggérer et à parler de l’Homme.
Monrovia, Indiana est un film que nous sommes libre d’interpréter, un film dont il nous appartient de trouver la (ou une des) clé(s). Un film qui nous procure assez de matière pour qu’on puisse en faire notre miel, à notre façon.