Rian Johnson a réussi avec A couteaux tirés ce qu'il avait raté, surement à cause de Disney, avec Star Wars : The Last Jedi : construire puis détruire pour mieux retranscrire. Il n'y avait, dans son premier film, que les deux premières étapes : elles conduisirent au final à un retour à statut-quo initial en proposant la même avancée dans la mythologie des Sith et des Jedi; surement que ses dirigeants et producteurs, désireux de pondre quelques films supplémentaires sur les deux factions, n'acceptèrent pas la direction sous-entendue de nuancer le propos en proposant des Jedi gris, des entre-deux.
Revenu à la charge avec un casting démentiel (Daniel Craig, Christopher Plummer, Jammie Lee Curtis, Don Johnson, Chris Evans, Michael Shannon, Toni Collette et Arna de Armas pour les plus connus), Johnson prouve ici à quel point il est en maîtrise totale de sa cinématographie, des codes des genres auxquels il s'attaque au point même d'être trop à l'aise et de s'attaquer à d'autres registres en leur faisant des références parodiques savoureuses (la première apparition de Daniel Craig n'est pas sans rappeler, par exemple, une représentation trop détendue de son James Bond).
Les quarante premières minutes sont à ce sujet les plus désarçonnantes et, de fait, les plus jouissives : en nous démontrant par a + b qui a fait le crime et comment, il détruit complètement toutes les attentes de ses spectateurs en les plaçant de façon géniale dans une posture d'incertitude absolument inconfortable, dépaysante, réjouissante. C'est là qu'interviennent les blagues les plus réussies : hilarantes et bien anglaises, elles parodient le genre en détruisant tout sérieux de la meilleure manière.
On se demande devant quoi l'on a pu tomber : est-ce une vaste farce, où l'on connaît déjà la fin du film une heure et demi avant le tirage du rideau? Bien sûr que non. Johnson, tout malin qu'il est, ajoute peu à peu des éléments supplémentaires pour partir sur une intrigue à plus grande échelle, bien que toujours intimiste et personnelle : de cette satyre sociale où l'on voudrait que chaque membre de cette famille vénale soit le coupable, il évite surtout tous les pièges qu'il était possible de prédire, notamment de placer tous ses personnages insupportables en meurtriers. Je n'ose pas imaginer le gâchis qu'il aurait représenté s'il avait décidé de faire de sa famille une dynastie de meurtriers.
Trop fin pour cela, Johnson se sert surtout d'eux pour étoffer sa palette de personnalités géniales et délirantes, qu'il développe toujours avec grand soin, avec ce sens du détail qu'on voit rarement; le décalage comique entre la réalité et le discours, astucieusement montré par un sens du montage irrégulier mais majoritairement efficace, sert encore plus la personnalité de ses protagonistes que l'impression de détente qui règne tout du long.
Mais c'est aussi là qu'il pèche : si la comédie est savoureuse, le manque d'enjeux se fait cruellement ressentir au bout d'une heure d'un film, alors qu'on ne s'inquiète finalement qu'à l'atteinte au charme irrésistible d'Ana de Armas, géniale infirmière représentant superbement la profession au cinéma (on est loin des railleries habituelles des comédies lourdingues du loufoque Ben Stiller).
Daniel Craig lui-même, pourtant délirant et superbe interprète, écope d'un personnage charismatique, comique, intéressant mais dont on ne connaît finalement rien; cela n'aurait pas été gênant s'il avait été amené un peu de mystère sur lui. On se retrouve juste en présence d'un genre de parodie de Sherlock Holmes réussie sur sa forme mais vide dans le fond; n'importe quel autre acteur aurait pu l'interpréter que cela n'aurait pas été gênant, puisqu'il n'a ni personnalité ni traits propres, et que c'est en tant que personnage passe-partout qu'il sert l'intrigue.
Craig incarne plus l'avancée du scénario que son point d'encrage : Plummer en est la base, Craig le constructeur. Cette fonction, logique dans le registre, conduit cependant le film à employer nombre de fusils de chekov qui, s'ils manquent de finesse, sont surtout horriblement visibles : une phrase sur des couteaux particuliers, une autre sur une cachette atypique suffiront, une seconde seulement avant les révélations à surprise escomptée, à faire comprendre au spectateur ce qui va arriver ensuite.
Malheureusement trop prévisible (c'est le comble pour un film à la vision d'auteur à ce point inhabituelle), A couteaux tirés, si c'est un très bon divertissement, n'arrive pas à la hauteur de ses espérances et nous dévoile une intrigue certes très bien ficelée et irréprochable, à la construction intéressante et dépaysante, mais trop prévisible et construite trop visiblement pour qu'on puisse se retrouver sur les fesses à la fin de la projection, heureux d'avoir enfin pris la claque attendue prévue par ce chamboulement des codes. Elle n'arrivera pas.
Reste le plaisir non dissimulé de suivre Rian Johnson en roue libre totale et à la liberté absolue, qui s'amuse comme un petit gosse avec ses caricatures jouissives de personnages de la haute, à inverser aussi, tant qu'on y est, les biens sociaux des souches sociales. Le pauvre irrégulier face aux riches représentants du pays, un bonheur de comédie sociale intelligemment proposé en filigrane.
Un plaisir jouissif !