Etrange film que cette Fille facile (trouvée sous les décombres de Netflix), toute entière vouée à un paradoxe que le regard va enrichir - ou amoindrir. Rebecca Zlotowski, on le sait, n’est pas la moins subtile des cinéastes hexagonales, devenue en une poignée de films une sorte de cinéaste-sonde, à l’affût de la moindre radiation (Grand Central), émanation (Planetarium), secousse (Les enfants des autres), et autres frémissements qui viennent irradier de beauté les choses simples : amour, maternité, souvenirs…
« Une fille facile », de loin son meilleur film - peut-être parce que le plus déroutant - s’offre comme un fragment un peu à part, avec une audace peu commune et bien dissimulée. En tant que tel, c’est une variation rohmérienne sur le désir et l’été à travers le prisme d’une jeune vierge - on le devine sans qu’on nous le dise - fascinée par sa cousine libérée qu’elle va suivre de bars en yachts, de villas en night-clubs - sorte de sirène déambulant sur la Côte d’azur pour s’offrir sans peine ni regrets aux bras d’hommes luxueux - avant de ne disparaître comme elle était venue.
Sous son aspect rebattu - la chronique d’un été désirant - Zlotowski tire un jeu de regard ambigu sur la charge des stéréotypes. Par le choix central de son actrice principale Zahia Dehar - choix qui vaut comme un programme en soi - la cinéaste ouvre son récit à la déroute du regard : elle prend tout ce que l’actrice peut donner, de sensualité et de rejet tout à la fois, et le film de se poser au-dessus du jugement subjectif pour questionner de quelle manière est faite le désir. Qu’est-ce qu’une jeune femme qui célèbre la vie, fusse-t-elle passée si jeune à la chirurgie esthétique, sinon toujours une jeune femme? Zlotowski la filme avec une impudique pudeur. Elle n’a pas peur de représenter le sexe avec une inhabituelle moiteur, ni de filmer « ce qui fait défaut au regard » : le stéréotype de la femme du sud, du mythe féminin sur l’île, d’une sexualité libérée des entraves, peut-il se défaire d’une poitrine refaite et de lèvres artificielles? Avec une scansion mécanique qui trahit son absence totale d’expérience, le jeu de Zahia devient une substance hypnotique, presque psychologique d’une manière bressonnienne ; parce qu’elle ne joue ni bien ni mal mais « à côté », en permanence décalée, l’actrice, et plus clairement la cinéaste qui la dirige, renoue avec la sexualisation d’un mythe qui évoque immédiatement Bardot (Cannes, l’été, la beauté d’une femme) mais aussi des actrices comme Bellucci, Béart - en fait des femmes que l’on a trahies du regard. Le spectateur et la spectatrice sont forcément coupables, comme ceux derrière la caméra, d’apposer des pensées inopportunes sur la supposée absence d’intériorité qui caractérise la sur-sexualisation au cinéma.
Cinéma qui vaut ici comme médium de réappropriation du moi - c’est aussi peut-être une manière de redonner un nouvel éclat après l’opprobe publique d’une ancienne escort-girl liée aux scandales - et aussi comme surface réfléchissante : impossible de ne pas se poser la question de ce que renvoie l’image - pas tant au sens du plan que du corps en général. Le film n’évite pas quelques malheureux clichés (l’intronisation passagère dans l’univers des riches qui se prélassent, la suspicion de vol) mais ce qu’il raconte n’est pas tant dans le scénario que dans le regard - la structure n’étant qu’un gros détail.
C’est aussi l’occasion de reposer les modalités du jeu dans le cinéma français : de ne pas demander à une actrice de forcer ce qu’elle n’est pas, mais plutôt de prélever en elle du cinéma qu’elle ignorait. C’est en partant d’une actrice inexpérimentée que le film se construit, en faisant le constat, magnifique, qu’aucune expérience ou aucune technique ne peut suffire à faire un beau film si le regard n’est pas accordé, et que l’acteur, l’actrice, ne donne pas cet accord.
Tout ce qui sonne trop écrit dans le film (du scénario et des dialogues) est réduit à un phénomène fascinant car Zahia ne joue pas de ce qui est écrit. En découle une œuvre paradoxalement libre, désentravée, à l’image de sa muse qui n’est rien d’autre qu’une jeune femme.