La dernière image ? Forcément ce moment de flottement. Le personnage campé par Liam Neeson vient de jeter une grosse pierre dans la rivière en contrebas et croise en revenant le regard de son ex poule aux oeufs d'or... Il en sourit gêné. Moment d'une force extraordinaire.
Les frères Coen sont justement à mes yeux de plus en plus forts. Il y a ici un souffle, une hauteur de vue, une fantastique osmose entre la forme (sublime travail sur l'image, le son, le cadre, le rythme, le jeu des acteurs) et le fonds, le message à délivrer. Or, s'agissant de message, l'esprit de cette ballade de Buster Scruggs dépasse le cadre du film à sketches censé rendre hommage aux westerns de toutes époques, c'est un recueil de fables. Il était une fable dans l'Ouest, voilà le titre rêvé de ce morceau d'anthologie "en 6 coups". Procédons fable par fable...
La ballade de Buster Scruggs
Ce petit chef d'oeuvre ramassé sur l'essentiel n'atteint pas des sommets que dans le traitement de l'image, dans le rythme, dans l'interprétation... Il va puiser ses racines dans les tréfonds de ce qu'on a adoré du genre... Le duel. Le moment de vérité où s'éprouve l'immortalité. L'invincibilité. Mais la règle est la même pour tous les hommes. Un jour ou l'autre, vous tombez sur plus fort que vous, au poker, au chant... Il y a d'ailleurs dans cette première fable quelque chose de profond qui raconte les temps immémoriaux qui virent naître la Folk de ces histoires vécues, racontées dans les saloons de ces villes champignons. des morceaux de bravoure rapportés et qui devinrent des ballades. L'âme des Etats-Unis s'y reflète à coup sûr comme s'y contemplent en pensée autant de paysages flamboyants où il ne pleut jamais.
Par ici, un petit gringalet bavard peut vous clouer le bec en moins de temps qu'il n'en faut pour dire "Pas besoin de compter". Buster Scruggs semble se nourrir du respect qu'on lui manque en permanence lorsqu'on écorche son nom ou son surnom. "Je suis un pied tendre ? Vous allez voir ce que vous allez voir". Mais lorsqu'un joueur d'harmonica sorti de nulle part, lui fait baisser sa garde à coups de flatteries. vante ses immenses qualités, il ne voit pas venir le danger... Comme dans Le lièvre et la Tortue, Buster Scruggs s'enivre de ses victoires récentes, passées. Il est ce lièvre qui vient de faire un trop long somme. Qui s'est cru trop fort. Il ne faut jamais se reposer sur ses lauriers... D'ailleurs son adversaire tire pendant la réponse de Buster Scruggs juste après avoir lâché "Veux-tu que je compte". Il est ce renard faisant lâcher au Corbeau Scruggs son fromage, son statut, dont il s'empare. Mais n'est-ce pas la loi du Poker ? savoir cacher son jeu jusqu'à dernier moment ? La rapidité avec laquelle le duel accouche d'un vainqueur est d'ailleurs un clin d'oeil génial aux interminables préliminaires des scènes finales chez Sergio Leone.
Moralité ? Méfiez-vous des apparences. Qui est fort, qui est faible ? Le viril ou l'asperge ? Le taiseux ou le bavard ? Le dépravé ou le vertueux ? Et surtout sachez rester humble en toutes circonstances, gardez l'oeil ouvert (et le bon).
Près d'Algodones
L'harmonica de la fin du premier volet fait idéalement le lien avec le début de cette seconde fable. Le début rappelle de ce fait étrangement la séquence inaugurale d'Il était une fois dans l'Ouest dans une petite gare perdue au milieu de nulle part. Il est ici question d'une banque. Là encore le travail sur l'image et celui sur le son sont prodigieux.
L'on prolonge habilement la morale de la première fable. "Ne sous-estimez jamais votre adversaire" nous murmure le conteur. Ce petit banquier sans défense n'est pas celui que vous croyez. Il a l'air normal dans son petit costume mais c'est en fait un cinglé complet. Il est ce David psychotique débordant d'idées et de ressources (les armes dissimulées sous le comptoir, les récipients en cuivre pour dévier les balles...) pour abattre Goliath.
Et méfiez-vous car la justice par ici, en ces temps reculés, se donne sans prévenir, sans réfléchir, sans vérifier. Elle est aussi expéditive que le coup de feu parti sans prévenir de la première fable. Personne ne prendra le temps d'analyser, de comprendre. Le personnage principal est rapidement dépassé.
La fable dit aussi merveilleusement que ce qui est une chance aujourd'hui peut précipiter votre perte demain. Exemple avec ce cheval, ce fidèle compagnon complètement amorphe. Dans la scène inaugurale il ne moufte pas quand les coups de feu pleuvent autour du puits. Un canasson sous anxiolytique. Même chose lors de la pendaison expédiée sous l'arbre du jugement... Mais cette fois, son apathie, sa mollesse devient une aubaine, une chance inouïe pour son cavalier. qui peut ainsi s'en sortir miraculeusement. Mais évidemment, dès qu'il s'agit de décamper face à la patrouille lancée aux trousses d'un voleur de bétail, on devine que la chance est devenue malédiction. D'abord confié à la justice par le petit banquier (et donc épargné) puis sauvé par l'arrivée impromptue des Comanches, il bénéficie d'un troisième coup du destin avec le gardien de troupeau en apparence plein de bonnes intentions à son égard... Mais la fable rappelle brutalement, avec ironie, qu'il ne faut pas trop "tirer sur la corde", ne pas trop compter sur sa chance... Chacun a un intérêt à faire ce qu'il fait. Le gardien de bétail n'est peut-être pas le sauveur qu'on imaginait. C'est alors que le destin revient cruellement frapper à la porte du supplicié.
Je fais ici une parenthèse sur tout le segment de la première pendaison qui aurait fait l'objet d'un épisode probablement extraordinaire chez Alfred Hitchcock présente (je repense à l'épisode avec le serpent ou celui avec le pistolet chargé entre les mains d'un enfant... une idée étirée de façon géniale pour un suspense étouffant).
S'agissant de la placidité du héros, ce dernier m'a étrangement rappelé The Barber, l'homme qui n'était pas là. C'est le sentiment qui domine : le destin se charge de tout et lui est balloté, sans réaction. Il est spectateur. Il n'anticipe rien. Dans ce deuxième volet, on est d'ailleurs encore chez Sergio Leone et l'on pense à ces pendaisons avortées de justesse dans Le bon, la brute et le truand... Touco en mauvaise posture et rêvant d'une intervention divine... Ne compter que sur les autres... Est-ce bien raisonnable ? Ici le personnage est peut-être tellement sûr de s'en sortir une fois de plus (n'adresse-t-il pas un génial "Première fois ?" à son voisin de planche de salut ?) qu'il a le temps de plonger dans le regard d'une jeune femme dans la foule et d'y projeter des aventures charnelles pour après-demain...
Moralité ? La chance va et vient... Le destin est imprévisible. Il revient toujours frapper au moment le plus improbable. Soyez sûr de vos forces (bien choisir sa monture) avant de jouer avec le feu. Evaluez bien vos risques.
Ticket repas
Cette fable est celle qui m'a le plus emballé. Je crois n'avoir jamais trouvé Liam Neeson aussi génial. Il est phénoménal. Qu'il parle, qu'il reste silencieux, il peut chanter éméché au coin du feu, observer avec gourmandise, sourire avec roublardise, il est immense... Le sourire d'un affairiste. D'un producteur de ciné ? D'un capitaliste en tout cas.
Car ici des tréfonds de l'âme humaine remonte un message philosophique, métaphysique, d'une puissance rare. L'hiver est là, peu généreuse est la terre. Le froid s'installe et les petites gens parties chercher fortune à l'entrée des mines du bout du monde, attendent le divertissement du vendredi soir. Comme nous devant Sébastien c'est fou. Aujourd'hui la télévision. Hier le cinéma, avant-hier le théâtre. Etre au spectacle. Un spectacle qui remue l'âme au rythme des vers de Shakespeare ou de passages bibliques. Un spectacle sacré qui nourrit les âmes. leur permet de s'évader, se rassurer en découvrant cet homme tronc, sans âge, qui souffre à leur place, invoque les Dieux, les réenracine dans la grande Histoire. Il est ce qu'est chaque artiste, la catharsis des douleurs humaines, il est le Christ qui doit mourir pour les hommes, pour les libérer de leur peines immenses.
Mais le génie ne paye plus comme avant... Il faut bien apporter à l'exploitant ce dont il a besoin. De l'alcool, des filles de joie, de quoi nourrir ses chevaux et remplir son ventre. Parenthèse : j'adore ce moment dans la maison close où l'acteur toujours sur scène se retrouve dans une chambre dos tourné à la scène / au lit. Il n'est alors plus le spectacle que pour moi qui regarde le film. Vertigineux.
Cet homme tronc sur scène est un irremplaçable comédien. Il n'y en pas deux comme lui... Or tout ce que raconte cette fable c'est que le capitalisme vient aussi détruire ce que fut le spectacle, l'Art, ce qu'il avait de sanctuarisé. Un beau jour, la loi du marché s'en mêle, vous mettez en concurrence Louis Jouvet et un vulgaire poulet... Derrière cette démonstration, il est aisé de voir la machine en route (le poulet est une calculette vivante) qui va remplacer l'homme pour des raisons purement mercantiles, à la recherche de la rentabilité. On y perd l'imperfection sacrée de l'homme pour des recettes garanties sur le papier. D'ailleurs ce remplacement de Hamlet par un numéro de cirque fait aussi penser de nos jours à la toute puissance sur le petit écran des jeux, des divertissements qui abêtissent au lieu de donner à réfléchir (Oubliés l'incarnation, la culture, le fonds)... La culture du chiffre est partout.
La séquence finale est fantastique, elle pose les prémisses de ce qui se prépare on l'imagine... L'acteur génial (métaphoriquement cet albatros dont les ailes invisibles permettent à son prochain de rêver, de comprendre le monde) devra puiser dans ses ressources à la recherche de l'idée pour trouver un moyen de s'évader (mais comment fera-t-il ?) ou celui de se débarrasser de son concurrent, un poulet de malheur. A coup de dents ? L'expression sur les visages des deux protagonistes lorsque Liam Neeson revient vers la caravane après avoir jeté d'un pont une pierre faisant à peu près le poids de son compagnon de route (qui serait évidemment incapable de nager) est un moment d'anthologie. Inoubliable. D'une intolérable cruauté. Personnellement je m'attendais à ce que Liam Neeson glisse et disparaisse dans les eaux glacées de la rivière laissant derrière lui les deux rivaux face à face dans cette caravane de l'horreur.
Je décèle pour finir dans cette histoire un regard passionnant sur la tendance actuelle de l'Homme occidental à se renier, à accorder plus d'importance à la protection de la vie animale (ses chats, ses chiens, protéger toutes les espèces... ) qu'à son prochain qui continue à mourir de faim ici et là sur la planète.
Moralité ? Ne mettez pas du mercantile partout. N'oubliez surtout jamais qui nous sommes. Chaque homme est une parcelle de l'humanité. "A part of the world". Oubliez cela et vous faites entrer le loup dans la bergerie. Nous pourrions bien dès lors un jour y laisser notre âme...
Gorge dorée
Par ici, la nature est toute puissante. Elle nous précède. Les décors sont soudain plus familiers. C'est la campagne printanière et hospitalière de La petite maison dans la prairie. Sauf qu'il n'y a pas de maison par ici. Un orpailleur inspiré, avec assez d'expérience pour provoquer le destin, pense avoir repéré le filon de rêve. Il est vieux mais il a tout son temps. Il a l'air colérique mais il est méthodique. Il parle au ciel, à Monsieur Pépite à la nuit tombée comme un original, mais il a parfaitement les pieds sur terre, Il sait où il va, il sait ce qu'il fait. Pour réussir dans son entreprise, seul le temps, l'observation, la pratique, en un mot l'expérience fera toute la différence. L'homme sait aussi qu'il est peu de choses. Il a des valeurs, il respecte l'oiseau lorsqu'il ne lui subtilise qu'un oeuf en le remerciant.
Chaque trou fait écho à celui qu'on lui fera et qui ne lui touchera "rien d'important" pour reprendre ses mots. Faisant écho à l'or qu'il convoite. Seule chose importante à ses yeux.
Et de convoitise, il est évidemment question ici. Toute cette passion, cette science, cette énergie, ce courage, investis dans cette entreprise individuelle se trouvent menacés par un blanc bec qui n'a aucune notion de ce que c'est que la passion d'une vie, un sacerdoce. Il espère bien profiter de l'aubaine et du fruit de travail de l'orpailleur mais c'est mal connaître le vieil l'homme, la connaissance intime de son propre corps. Le jeune avorton va faire les frais de son inexpérience de la vie...
La fosse étant évidemment le tombeau rêvé pour l'impudent, l'homme trop léger, pas assez scrupuleux... C'est aussi le repaire de la bête, du fauve prêt à tout pour protéger son bien, ses petits, son or ! Le jeune puceau n'a évidemment aucune chance de s'en sortir. Car s'il y a une vertu que possède le vieil homme outre une volonté, une détermination hors normes, c'est la patience... Comme il sait le faire pour attendre le bon moment, la fameuse pépite d'une taille suffisante à ses yeux. Un monstre de patience.
Moralité ? On n'apprend pas au vieux singe, qui plus est un moine soldat, à faire la grimace...
La fille qui fut sonnée
La plus longue fable, la plus construite, autour de personnages sacrément écrits, de leurs histoires personnelles. C'est le souffle des transhumances qui passe sur ces caravanes traversant les Etats-Unis d'un bout à l'autre. Passionnant morceau d'histoire. La jeune femme veut sauver son honneur et respecter l'engagement de son margoulin de frère.
Billy va vouloir trouver une solution, muni des intentions les plus louables. Mais Billy a le coeur tendre, des valeurs nobles, il est touchant et ne sait pas se montrer impitoyable lorsqu'il doit abattre le chien... Problème. le chien deviendra le grain de sable à l'origine du drame final.
Même sentence lorsqu'Arthur si taiseux d'ordinaire va à l'essentiel en expliquant sans détour à la jeune femme ce qui l'attend si les indiens venaient à prendre le dessus lors de l'attaque. Il ne se doute pas un instant que ses intentions (là encore nobles) auront des conséquence désastreuses.
Parenthèse sur Arthur : On imagine tellement John Wayne dans ce rôle... Hommage ?
Evidemment, lorsqu'il revient accompagné du chien, il ne sait pas ce qu'il doit dire à Billy... Billy croira-t-il à son histoire ? Arthur ne voyant pas (dans l'esprit de Billy) d'un si mauvais oeil la mort de la jeune femme dès lors qu'elle permet in fine à son acolyte de rester à ses côtés...
Moralité : L'enfer est décidément pavé des meilleures intentions.
Les restes mortels
La plus cauchemardesque des fables. Dante est passé par là. Je pense au Septième sceau ou à Jules Berry dans Les visiteurs du soir... Terriblement métaphorique, Ces deux chasseurs de primes peuvent rappeler des émissaires de Lucifer. Ils sont là face à trois personnages qui semblent avoir quelques crimes sur la conscience sur le chemin vers le purgatoire (Fort Morgan) : le trappeur évoque une relation avec une femme qui s'est curieusement volatilisée, il considère les hommes comme des animaux. Des furets. Or il est trappeur, tout est dit... La veuve qui s'ignore et semble ne pas vouloir évoquer la mort de son mari, elle en parle au passé puis au présent, a probablement quelque chose à cacher. Enfin le joueur de Poker français qui évoque le jeu, son vice, des dettes de jeu qui sait envers Cipolsky ? Tous trois sont potentiellement des cibles pour les 2 faucheurs de vie assis en face et qui attendent peut-être le bon moment pou les estourbir au détour d'une ballade distrayante (Ballad for the fallen ?).
Ce qui explique que tous les éléments de la fable (la ville de Fort Morgan, l'hôtel, le cocher qui ne s'arrête jamais à la nuit tombée) rappellent furieusement des histoires horrifiques où le Diable (un cavalier sans tête ?) vient se glisser dans vos draps pour vous ôter subrepticement la vie. Faustien, Freudien. Effrayant.
Moralité ? Mieux vaut avoir la conscience tranquille quand vient le jour ou plutôt le soir du jugement dernier...