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Le cinéma de Virgil Vernier se caractérise par le territoire dans lequel il s’inscrit, comme espace se définissant à la fois par son histoire (Orléans en 2013), son urbanisme (Mercuriales en 2014) ou sa sociologie (Sophia Antipolis en 2018). Cinéaste-topographe, il sonde le paysage, et la communauté qui le façonne et qui en subit les pressions, afin d’en extraire une cartographie des imaginaires, collectif et intimes. Simulant et reproduisant une réalité « documentaire » – dans le sens qu’elle repose sur un fondement extradiégétique –, le réel cinématographique de ses œuvres se forge dans la mystification d’un lieu dans lequel se déplacent et s’entrecroisent des destinées individuelles. Petit précis d’ethnographie fictif, Sophia Antipolis se livre à travers les échos et les surgissements de ses différents personnages : ces jeunes femmes sorties de l’adolescence voulant se refaire la poitrine, ces deux femmes esseulées qui se lient au travers d’une secte, ces vigiles qui forment une milice, cette jeune Sophia/Sonia dont le meurtre teinte l’œuvre, cette amie qui (se) raconte l’histoire de cette dernière.
Technopôle fondée en 1969, Sophia Antipolis est un lieu sans historicité – ni vestiges d’un quelconque passé, ni possibilités d’un autre futur même abstrait. Assujettis à un présent dont la pesanteur est palpable, les personnages errent dans un espace sans mythologie ou imaginaire. Perdu dans cet temporalité sans rêve, l’un d’eux (Bruck) ne parvient pas à inventer une histoire pour endormir la petite fille de son collègue. Il ne se rappelle alors que de celles des Trois Petits Cochons que l’enfant connaît par cœur. Le choix de ce conte n’est pas anodin, tant il renvoie à cette nécessité d’un monde protégé, la maison, de toutes turbulences extérieures, le loup. Chacun construit ses propres remparts, bien souvent illusoires, pour s’accorder à la recherche généralisée de stabilité, nouvel eldorado laissé par la recherche, dénaturée et dénaturante, de perfection du siècle précédent. Emprisonnés dans un présent comme seul repère, les habitants de Sophia Antipolis cherchent à effacer les traces de changement : qu’il s’agisse de nier la fuite de sa fille, de remettre à neuf le lieu d’un crime ou d’être dégouté(e) puis interloqué(e) par le fait qu’un homme brûlé à 92 % puisse continuer à vivre comme avant.
Sophia Antipolis pourchasse les stigmates d’une apocalypse sociétale. Sans recourir à la fiction, il filme simplement les titres des différents articles de la presse qui témoignent de cette montée d’une peur pathologique et collective. Virgil Vernier interprète la perte de sens et le sentiment de vide qui gangrènent les sociétés contemporaines. Énonçant les caractéristiques d’un obscurantisme postmoderne, le cinéaste expose dans ce décor de « toc » deux tendances alarmantes. D’un côté, le choix d’un mysticisme de pacotille – reposant sur un numéro d’hypnose – créant un nouveau lieu social entre des personnes isolées, une mère dont la fille a fui, et désemparées, une femme vietnamienne errant depuis la mort de son mari français « qui avait le double de [son] âge ». De l’autre, l’exacerbation d’une violence hypothétique, peut-être même fantasmée, à l’instar de ces fausses scènes d’agression durant un cours de krav-maga. Un goût pour la violence qui s’affirme à travers les agissements de cette milice improvisée, symbole d’un retour de la loi du plus fort (ou du plus intégré socialement), dont l’un des membres porte un gilet pare-balles dont l’utilité semble spéculative.
Néanmoins, Virgil Vernier traque un reliquat d’utopie dans cette réalité morose, voire sinistre. Il s’enquiert des miettes d’un paradis onirique là où l’individu, et par extension le spectateur, s’y attend le moins : dans une zone industrielle où des paons sauvages laissent derrière eux des plumes ; dans le fond d’un bus où un petit garçon propose des tours de magie ; dans une expérimentation cosmique qui se dissout dans la pellicule. En refusant tout schématisme ou misérabilisme, le cinéaste convoque les chimères du présent et renoue avec l’idéal pasolinien d’une œuvre d’intervention politique qui l’est, justement, parce qu’elle est son propre manifeste poétique.