L’art est fait d’une matière qui résiste. L’enjeu de l’art ne sert aucune utilité chère aux fonctionnements de nos sociétés capitalistes. L’art ne se recoupe pas avec les sirènes de l’économie, l’art ne sert pas de dogme politique, l’art ne libère rien qui soit appréhendable, utilisable, profitable. L’art ne sert à rien. Pourtant, mouvement paradoxal, il est nécessaire à l’être humain, plus nécessaire que n’importe quels impératifs économiques. Il y a art parce qu’il y a une dimension que l’homme ne peut atteindre sans lui. Spirituelle, métaphysique, pataphysique, mentale, quelque soit la nature de cette dimension, elle est un apport essentiel à l’existence humaine, à celle, tout du moins, qui ne se complait pas dans le seul confort matériel. L’art, chose plus banale, élève l’homme à une condition moins prosaïque qu’est la sienne. L’art est attaché à l’homme, à sa figure la plus délicate. De ce fait, il n’y a pas d’œuvre d’art accomplie ex nihilo. L’art nait dans un ici et maintenant qui le rattache aux conditions du monde (pour mieux les subvertir ou les manifester). La malédiction de l’art tient à ce qu’en même temps qu’il aspire à émanciper l’homme, il ne peut s’y exercer sans s’atteler à sa trivialité. Pas d’art sans argent pour le produire. Pas d’argent investi dans une œuvre sans qu’elle ne soit pourvue d’un potentiel mercantile. Et en même temps, pas d’art sans monde pour l’inspirer, sans réalités sociales pour le fonder. L’art est pris dans cet étau, entre une logique économique qui veut bien le tolérer, le faire vivre et un monde qui veut bien l’accueillir, qu’il s’accorde à transcender. Les œuvres d’art sont constituées souvent autant du mouvement de création, pure phénomène de l’inspiration du génie, que de ce qui les amarre au monde, à la terre, aux choses d’ici bas. Le cinéma, plus que n’importe quel art à l’heure actuel, est pris dans ce double élan. Contraint de recopier le réel (visible, audible et temporel), il aspire tout autant, quand il est aux mains d’un artiste, à subjuguer l’existence de l’homme. «Passion» (France, 1982) de Jean-Luc Godard n’est sensible que de cela.