Magnifique de sobriété. S’il fallait décrire très succinctement l’impression que nous procure ce « Portrait de la jeune fille en feu », ce commentaire conviendrait bien. Un film sobre par le nombre limité de ses personnages, sobre par sa mise en scène et sobre par ses décors et costumes. En décidant de réunir ses quatre héroïnes en un huis-clos dans une belle demeure située à un endroit coupé du monde accessible uniquement par la mer, Céline Sciamma donne au film une atmosphère très particulière accentuée par d’habiles jeux d’ombre et de lumière que ce soit à l’intérieur de la demeure ou sur le bord de mer tout proche. Elle fait progresser l’intrigue par des scènes rassemblant la plupart du temps deux des quatre héroïnes, parfois trois, mais jamais les quatre et axées sur les dialogues, les regards, les gestes des mains. L’absence de voix off et de musique, remarquable pour une histoire d’amour, vient renforcer cette impression de sobriété et d’efficacité de la mise en scène. La simplicité des décors intérieurs est également frappante : malgré son apparence extérieure cossue, la belle demeure, cadre principal du film, se révèle être une succession de grandes pièces vides aux murs blancs, aux plafonds hauts, aux ornements et mobilier restreints. Le film ne se perd pas non plus dans un étalage de costumes démesuré misant davantage sur la précision de leur reconstitution et sur la variété de leurs couleurs plutôt que sur leur nombre.
Cette sobriété qui caractérise le film est pourtant au service d’une histoire complexe, l’attirance que vont avoir progressivement l’une pour l’autre deux jeunes femmes, l’une venue pour réaliser le portrait de mariage de l’autre, dans cette France prérévolutionnaire où prévalent principes et traditions. Bien que toutes deux issues de la bourgeoisie, Héloïse et Marianne sont pourtant deux personnalités que tout oppose dans leur éducation et leurs valeurs. La première, élevée dans un milieu très conservateur, à peine sortie du couvent, est prisonnière de son destin de femme promise à un mariage arrangé qu’elle refuse et que sa propre sœur a elle-même préféré éviter en choisissant une fin tragique. La seconde venant du monde intellectuel, fille de peintre, peintre elle-même, jouit de la liberté de pensée, d’esprit et de statut que lui confère son art. Son prénom, Marianne, n’est d’ailleurs sans doute pas anodin.
C’est précisément ces talents artistiques et cette liberté qu’elle découvre en Marianne qui vont fasciner puis attirer Héloïse. La présence quotidienne de Marianne à ses côtés conjuguée à l’absence passagère de sa mère va permettre à Héloïse de se révéler en tant que femme, en tant que personne sensible et aimante, de sortir enfin du carcan dans lequel des années de couvent l’ont enfermée. Héloïse découvre l’émotion que lui procure la musique, se laisse aller à son envie de courir, de fumer ou de se baigner dans la mer (un peu précoce pour l’époque ?) et prend surtout la mesure de sa véritable identité sexuelle. Même si son histoire d’amour avec Marianne ne durera que quelques jours, Héloïse en restera marquée à vie. Les deux dernières scènes du film, loin d’être anecdotiques, en sont le meilleur témoignage.
Centré sur les personnages d’Héloïse et Marianne, le film n’en laisse pas moins une place importante aux deux seconds rôles de la mère et de la servante. Le personnage de la mère constitue le lien qui rattache indéfectiblement Héloïse non seulement à son passé mais également à sa destinée déjà tout écrite. Le personnage de la servante, qui devient progressivement la complice des deux héroïnes, permet à la réalisatrice d’aborder d’autres thématiques dont celles de la différence de classes sociales et de l’avortement clandestin.
Cette histoire d’amour entre deux jeunes femmes, entre un peintre et son modèle, peut paraitre intemporelle. En la situant assurément en 1770 sans pour autant nous livrer beaucoup d’indices quant à l’époque et à l’endroit sauf peut-être les costumes, Céline Sciamma relève le double défi de traiter de l’épanouissement de la femme à une période où celui-ci se résumait à un sujet vaguement abordé par certains philosophes des Lumières et de faire un film « historique » à partir d’un scenario original. Pour écrire un tel scenario en partant de la page blanche, la réalisatrice s’est inspirée de la peinture française des XVIIe et XVIIIe siècles. Elisabeth Vigée Le Brun aurait très bien pu être une des élèves de Marianne. Les scènes tournées dans la cuisine ne sont pas sans rappeler les intérieurs modestes de certaines œuvres de Chardin. La lumière jaillissant d’une bougie pour éclairer le visage de Marianne dans l’obscurité de la vaste demeure évoque le plus lointain Georges de la Tour. L’esthétique rejoint alors la sobriété dans cette ode à l’amour et à la liberté.