Des films ayant une portée politique, voire d’intervention, il y en a, et ils ne sont pas tous sans intérêt. Aucun ne m’a semblé avoir une portée aussi grande que celui de Papy Loach, en l’espèce particulièrement en forme selon moi. La façon dont son scénariste Paul Laverty et lui-même ont choisi dans Sorry We Missed You de se pencher sur les ravages sociaux de la ‘gig economy’ (à la prestation) ou de ‘l’ubérisation’ qui gagne partout depuis quelques années mais n’est presque nulle part aussi développée qu’au Royaume Uni, me semble répondre de façon intelligente et sensible à l’urgence grandissante qu’il y a à se poser de façon beaucoup plus aiguë la question de l’organisation du travail, et au-delà, sociale.
Peu après la sortie du film en vidéo, les économies nationales sont les unes après les autres frappées par les effets multiples d’un virus qui vont au mieux bouleverser pour un temps, au pire définitivement mettre à bas, ces organisations telles qu’elles existent aujourd’hui. Les gouvernements rivalisent déjà de promesses afin que de nombreuses entreprises petites et grandes ne coulent pas par le fond, y compris quand elles dégagent des profits. Le filet de sécurité devrait être assez large dans certains pays pour que tout le monde s’en sorte à peu près si la crise n’est pas interminable, même si beaucoup y perdront en cours de route. En Grande-Bretagne, où plusieurs millions d’auto-entrepreneurs font tourner la ‘gig economy’, à grand renfort de ‘contrats 0 heure’, les solutions proposées par le gouvernement conservateur, pourtant pas si éloignées de ce que pourrait proposer le Labour de Jeremy Corbyn, ont immédiatement rendu leurs limites évidentes en montrant que les soutiers de la ‘gig economy’ n’étaient que modérément pris en compte. Si ceux-ci n’ont à se mettre sous la dent que le ‘Universal Credit’ mis en place et peaufiné par les gouvernements conservateurs ces dix dernières années, c’est grosso modo avec une douzaine de livres par jour qu’ils devront vivre. Nous n’en sommes qu’au début des réponses des Etats à une crise dont les effets ne peuvent être mesurés à présent, mais une chose est certaine : dans un pays comme le Royaume Uni, avoir laissé grandir à ce point une telle tumeur que celle que représentent les ‘contrats 0 heure’ signifie qu’à l’heure d’une telle crise, soit l’on va laisser sur le bord de la route des masses de personnes désespérées – tandis que les autres continueront à faire tourner les plateformes et les livraisons dans des conditions toujours aussi peu enviables – soit l’Etat va devoir consentir des efforts encore plus considérables pour faire en sorte qu’ils ne figurent pas parmi les victimes collatérales les plus exposées d’un système déshumanisant atteint en plein cœur en l’espace de seulement quelques semaines.
Paul Laverty et Ken Loach, dans Sorry We Missed You, font ce qu’ils ont toujours fait : démonter une logique tout en se penchant sur des cas individuels, et en mesurant les effets sur l’individu mais aussi le groupe le plus immédiat (de la famille à la communauté). Comme je l’avance ci-dessous, je pense que l’aspect de démonstration qui se trouve dans la plupart de leurs films est largement tempéré ici par l’incarnation, à mon sens totalement réussie. Ce film, on ne peut plus actuel à sa sortie, se saisissant à bras le corps d’une des questions les plus pressantes dans nombre de sociétés de par le monde, est-il déjà au moins en partie caduc ? Il est évidemment trop tôt pour l’affirmer, et rien ne dit que nous ne reviendrons pas en arrière malgré les changements majeurs que risquent de nous apporter les mois et les années à venir, malgré ce que nous allons apprendre et ce à quoi nous allons tous être un peu plus forcés à réfléchir. Pour l’instant, ce que décrivent en restant largement à un niveau individuel Laverty et Loach est complètement notre monde, et il s’agit de l’observer et de le comprendre au moment même où il est mis à mal. Ce film a fait dans les salles françaises environ quatre fois moins d’entrées que son film précédent, I, Daniel Blake / Moi, Daniel Blake. C’est un film que j’aime moins en tant que film, qui peut sembler plus ouvertement personnel dans son approche mais dont la dénonciation me frappe comme étant au bout du compte moins subtile, dont la portée m’apparaît moindre. Quoi qu’on en pense en définitive, il n’y a pas de raison pour que Sorry We Missed You soit vu par beaucoup moins de spectateurs. Je pense pour ma part qu’en termes de scénario et d’incarnation par les acteurs, il se place un cran au-dessus. Et je ne reviens pas sur sa nécessité, qui m’apparaît comme bien plus grande.
« De sa carrière à la télévision dans les années 70 et 80, alors qu’il n’arrivait plus à réunir les fonds nécessaires pour faire des films destinés aux salles – rappelons-le dans un contexte de crise profonde du cinéma britannique, avec une distribution très problématique – à ses tout derniers films, I, Daniel Blake / Moi, Daniel Blake (2016) et Sorry We Missed You (2019), Ken Loach aura bien été non seulement le portraitiste du Royaume Uni sous Margaret Thatcher et ses successeurs (y compris le Premier Ministre travailliste Tony Blair) comme on le présente parfois, mais surtout le chantre des petites gens, et singulièrement des travailleurs de plus en plus réduits à vivre d’expédients ou à se livrer à des activités malhonnêtes afin de pouvoir faire mieux que survivre. J’ai déjà pu écrire que, dans les nombreuses collaborations avec son scénariste des vingt dernières années Paul Laverty, je préfère les films où ils suivent la trajectoire de personnes s’enfermant dans une logique qu’ils montrent à l’œuvre avec beaucoup d’acuité, telle que l’adolescent de Sweet Sixteen (2002) ou la travailleuse qui se met à son compte dans It’s a Free World ! (2007). Je sais que je risque d’être bien minoritaire à préférer assez nettement Sorry We Missed You à sa très aimée deuxième Palme d’Or I, Daniel Blake : pour moi, sa plus grande nécessité politique – le rouleau compresseur des ‘contrats zéro heure’ et de la ‘gig economy’ nous affectent tous, ô combien – va de pair avec une plus grande attention à faire exister les personnages dans toutes leurs dimensions, sans les transformer en pures fonctions, ce qui était pour moi un peu trop le cas dans I, Daniel Blake. Dans Sorry We Missed You, je retrouve clairement tout ce que j’aime le plus chez Ken Loach, sa capacité à lester d’une humanité restituée dans sa complexité des ressorts scénaristiques parfois un peu trop volontaristes, les faisant accepter au spectateur parce que les personnages sont incarnés, au-delà de ce qu’ils peuvent représenter ou emblématiser. »
Dans cette perspective, il me faut saluer chaleureusement les quatre acteurs principaux, que je trouve tous à l’unisson, avec une enfant et un adolescent dont le personnage n’est jamais sacrifié, dont la présence à l’écran est toujours d’une justesse (ou d’une puissance) incroyable. C’est grâce à eux que le film finit par échapper à la démonstration ou à la leçon. Il me semble cependant important que, contrairement à certains films dans lesquels tout finit par se diluer dans l’intérêt porté à l’évolution de personnages individuels, les auteurs ne perdent jamais de vue qu’ils montrent une logique particulièrement viciée à l’œuvre. Ils le font avec grand talent, mais sans l’apport de ces acteurs, le résultat ne serait bien entendu pas aussi probant à l'écran.