En 2017, les deux journalistes du "New York Times", Judi Kantor (Zoe Kazan) et Megan Twohey (Carey Mulligan), après une longue enquête semée d'embûches, ont révélé les agressions sexuelles systématiquement perpétrées depuis un quart de siècle par Harvey Weinstein.
Réaliser un film sur une enquête journalistique constitue un double défi. Le premier est qu'on en connaît, comme ici, souvent l'issue, réduisant à néant le suspense sur lequel tout bon film est censé être construit. Le second est que rien n'est moins cinématographique qu'un journaliste en train de taper sur son ordinateur, de prendre des notes ou de passer des coups de fil, ce qui pourtant ici constitue la matière principale du film - ainsi qu'en témoigne son affiche, austère en diable.
Pourtant, paradoxalement, ce genre de films existe et certains comptent parmi les meilleurs jamais tournés : "Les Hommes du président" (1976) sur le scandale du Watergate qui a fait chuter Nixon, "Spotlight" (2016) sur les crimes sexuels commis par l'Eglise catholique à Boston.
Je ne sais pas si "She Said" se hissera dans ce panthéon. Mais ce film solide et efficace en possède pourtant toutes les qualités. Dès les premières minutes, on est happé par une histoire dont l'enjeu se dessine progressivement : il s'agit moins pour les deux journalistes du "New York Times" d'établir la réalité des faits, qui ne fait hélas guère de doute, que d'arriver à convaincre de témoigner publiquement les femmes agressées par Weinstein, qui redoutent légitimement que leur nom soit traîné dans la boue ou que les révélations du journal fassent pschitt.
Maria Schrader, une réalisatrice allemande qui s'est fait un nom grâce aux mini-séries "Deutschland 83", "Deutschland 86", "Unorthodox" et grâce au film "I'm Your Man", est aux manettes. Elle a eu l'intelligence de s'entourer de deux actrices au jeu très juste.
"She Said" coche, avec une efficacité avérée, toutes les cases du genre. Il entremêle le travail d'investigation des deux actrices avec leur vie privée. Il filme des rencontres chuchotées dans des arrières-salles de restaurants, des appels téléphoniques haletants. Il a l'intelligence de nous éviter la course poursuite qu'on trouve quasi-systématiquement au mitan de tout film hollywoodien pour lui redonner le rythme qu'il était en train de perdre. Il est accompagné d'une musique qui, sans être envahissante, en souligne les moments les plus tragiques.
Si "She Said" m'a beaucoup plu et s'il est pour moi le meilleur film de la semaine, sinon d'un mois très riche (avec "Mascarade"), je lui adresserai néanmoins deux reproches.
Le premier est de se terminer avec la publication du célèbre article du 5 octobre 2017, sans analyser son impact. Car, la révélation de la vérité importe moins aujourd'hui que l'impact qu'elle a sur le public, le risque existant qu'elle se heurte à un mur de silence. Comment les révélations du "New York Times" - et celles concomitantes du "New Yorker" qui enquêtait simultanément sur le même sujet et a publié quelques jours plus tard un long reportage de Ronan Farrow aux conclusions aussi explosives - ont-elles fait naître le mouvement #MeToo ? Ou, pour le dire autrement, qu'y avait-il dans l'affaire Weinstein qui ait entraîné une prise de conscience mondiale que d'autres affaires similaires, aussi scandaleuses, n'avait pas provoquée ?
Le second est son ambition. Les journalistes du "New York Times" ne cessent de répéter qu'elles veulent dénoncer le sexisme systémique à Hollywood. Mais leur enquête concerne Weinstein, et Weinstein seulement. En le chargeant - et je ne dis pas qu'il ne fallait pas le faire - elle risque de construire un monstre - et je ne dis pas que Weinstein n'en est pas un - qui concentre à lui seul la violence de tout un système plutôt qu'il ne la symbolise. Pour le dire, une fois encore, autrement, en se focalisant sur Weinstein, les journalistes n'ont-elles pas raté leur cible ? La réponse à ma question existe déjà : elle est dans l'immense retentissement de cette affaire, dans le Prix Pulitzer 2018 qu'elles ont obtenu, dans l'arrestation et la condamnation de Weinstein, mais au-delà dans le mouvement #MeToo qui, au delà du magnat hollywoodien, a conscientisé toutes les victimes de violences sexuelles et mis au pilori tous leurs agresseurs.