C’est quand il puise dans le terreau de sa propre expérience que Pedro Almodóvar réalise ses meilleurs films. Or c’est le cas dans cette nouvelle œuvre qui comptera sans nul doute parmi ce que le cinéaste aura filmé de plus mémorable.
Il n’y a pas besoin d’être très perspicace pour comprendre, dès les premières scènes, que Salvador Mallo (joué par le fidèle complice Antonio Banderas), le personnage central du film, est une sorte d’alter ego du réalisateur. Cinéaste fameux, mais en panne d’inspiration, il apparaît, pour commencer, plongé entre deux eaux, c’est-à-dire entre une possible noyade et une tout aussi éventuelle remontée vers la surface. Son corps couturé est celui d’un homme d’âge mûr qui a dû passer par pas mal de souffrances. Ce que confirme, un peu plus tard, une séquence animée faisant état de toute une kyrielle de douleurs physiques mais aussi mentales. Le cinéaste renommé, plein de gloire, se déclare aussi homme de douleurs et, de ce fait, incapable de réactiver quelque processus de création que ce soit.
Or des évènements, qui ont un rapport avec la mémoire, avec les souvenirs, surviennent et ouvrent les chemins d’une possible renaissance. Mais précisément, quel chemin faut-il prendre pour renaître, pour retrouver le goût du premier désir ? Il y en a un qui s’offre à Salvador en la personne d’un de ses acteurs d’autrefois, un acteur qui ne l’avait pas satisfait et avec qui, fâché, il avait rompu toute relation. Les circonstances font qu’ils se retrouvent et que, réconciliés, se construit entre eux une sorte de connivence, y compris lorsqu’il s’agit de faire usage de drogue. Est-ce là le chemin à emprunter pour apaiser les douleurs et retrouver l’inspiration ?
Heureusement, d’autres réminiscences surgissent. L’une prend la forme d’un homme qui fut, jadis, le grand amour de Salvador. Leurs retrouvailles et même leur baiser donnent lieu à une scène sobre et touchante. Mais le plus beau, le plus émouvant, se hasarde du côté de l’enfance. C’est là, probablement, que se trouve la clé pour pouvoir ouvrir à nouveau le coffre des désirs et se mettre à créer au lieu de se morfondre. Almodóvar orchestre avec un extraordinaire talent les allers et retours entre l’enfance et l’âge mûr.
L’enfant, qui ne savait pas encore ce que son corps recelait de possibles douleurs, l’enfant que le cinéaste se plaît à filmer durant quelques-uns des instants où se manifestent ses goûts, ses talents et sa curiosité. L’enfant qui est désigné comme soliste de la chorale du collège religieux où il est scolarisé. Mais, surtout, l’enfant qui, avec sa mère (jouée par Penelope Cruz), découvre la maison troglodyte où ils sont forcés d’habiter : « une caverne », s’exclame la mère, tandis que l’enfant s’extasie de découvrir une ouverture donnant sur le ciel. L’enfant qui ne s’intéresse pas tant à la tablette de chocolat qui lui est offerte qu’aux images de stars hollywoodiennes qu’elle contient et dont il fait la collection. L’enfant qui aime les livres et qui propose volontiers ses services afin d’enseigner la lecture, l’écriture et le calcul à un bel homme analphabète. L’enfant qui, découvrant la nudité de ce même homme en train de se laver, en est si troublé qu’il s’évanouit.
N’est-ce pas non seulement dans la remémoration mais aussi dans le goût de l’enfance que se trouve sinon la guérison du moins l’apaisement de l’homme tourmenté, improductif et souffrant qu’est devenu Salvador ? Comme écrivait si bien Georges Bernanos, pour qui ce sujet était inépuisable : « Quel artiste est jamais sorti tout à fait de l’enfance ? Disons mieux, il s’y enfonce un peu plus chaque jour, c’est au cœur même de l’enfance, comme à la source de tous les rêves, qu’il va chercher sa terre inconnue. »