Par quoi sommes-nous touchés au cœur ? Par le film ? Par son auteur Pedro Almodóvar ? Comment faire la différence ? Et pourquoi la faire ?
Plus que jamais une œuvre et son créateur sont inséparables : ils collent.
Antonio Banderas, jouant le rôle de Salvador, incarne si bien notre cher Almodóvar qu'il semble parfois que c'est lui qui apparaît à l'écran. Et aussi qui nous parle, la voix de l'acteur parvenant même à prendre des intonations de son personnage.
La patte d'Almodóvar se reconnaît dans chaque image. Une signature inimitable. Sa palette de couleurs bien sûr, présente dès ses premiers films. Qui d'autre ose inonder ainsi les scènes de rouge pur, de jaune vif… Les couleurs de l'Espagne, de la movida.
Le talent d'Almodóvar se retrouve dans la liberté de la narration. Qui d'autre se permet de faire danser à l'écran des images design d'IRM et autres analyses médicales ? Qui d'autre se permet de raccorder cut l'apnée suicidaire et amniotique au fond d'une piscine à des scènes de bonheur radieux au bord de la rivière de l'enfance ? C'est là, en accompagnant sa mère lavandière, que Pedro/Salvador a appris la lumière, celle du bonheur qui coule sous le soleil, comme les draps étendus sur la prairie dégoulinent d'eau fraîche. Les retours à l'enfance s'enchaînent ainsi, fluides, savoureux.
Au bord de la rivière, est penchée Penélope Cruz : c'est la maman. Elle chante en pressant le linge. Elle est magnifique. De beauté, de justesse d'interprétation. Si bien mise en scène. C'est là, dans l'affection perceptible qu'il porte aux femmes, à la femme en tant qu'être, que se profile encore Almodóvar en filigrane sous l'écran. Pedro adore les femmes, comme il aime toutes les femmes de ses films. Pour cette multiplicité, son amour maternel est plus que cela : ontologique.
Dans son introspection, Almodóvar filme le dénuement de son enfance. Il a fallu aller chez les curés pour éviter de payer des études. C'est un jeune maçon quasi analphabète qui va dessiner un magnifique portrait de l'enfant, une œuvre d'artiste. Un décor social toujours important pour l'auteur. Penélope Cruz, à arranger la grotte où ils habitent, ou un œuf à repriser en main, ou enguirlandant son "gitano" de fils, incarne parfaitement cette modestie sociale. Par sa démarche, ses intonations, par toute l'énergie et la persévérance qu'elle joue et qu'elle a sans doute elle-même puisées dans les pénuries de sa propre enfance. Les critiques encensent à juste titre Antonio Banderas, mais Penélope reste étonnamment et très injustement absente de leurs propos…
Almodóvar, Pedro, Salvador… Comment tes impudeurs peuvent-elles être si pudiques ? Un enfant dévisageant un phallus, un baiser homo, un étalement hypocondriaque, des aveux héroïnomanes… Tes excès ne sont jamais indécents, parce que toujours plongés dans un propos d'une grande finesse, d'une grande sobriété. L'honnêteté des confidences ne peut être vulgaire.
Éros et Thanatos : désirer combine potentiel érotique et obsession de la mort. Chez Almodóvar, le désir, ça s'apprend, ça se conquiert. Dans l'enfance d'abord. Puis lorsque le corps s'impose. Avec à certains moments ses souffrances, ses passages à vide, ses pannes. Alors, l'amitié, l'amour des femmes, celui des hommes, la médecine aussi, permettent parfois de dominer le temps, de s'en sortir. De sortir à certains moments la tête de l'eau pour se retrouver soi-même, pour se recréer à travers une œuvre nouvelle. Mélancolie et sérénité. Douceur et énergie. Douleur et gloire.
On peut alors se souvenir de la pensée de Camus : Je comprends ici ce qu'on appelle gloire: le droit d'aimer sans mesure.