L’Inde n’en finit pas de surprendre, tant ce pays offre un contraste gigantesque entre, d’une part, son évolution ancrée dans le monde moderne et, d’autre part, les archaïsmes qui persistent à séparer résolument les classes sociales. Le fameux système de castes y reste toujours prégnant, au point qu’on se demande si ce pays réussira un jour à se défaire enfin de ce qui ressemble fort, à nos yeux d’occidentaux, à un anachronisme.
Dans son premier film, la réalisatrice Rohena Gera traite ce sujet avec toute la délicatesse et la finesse qui conviennent. Se souvenant de la nounou qui s’occupait d’elle quand elle était petite, une nounou « qui faisait partie de la famille et, en même temps, en était exclue », elle met en scène une bonne nommée Ratna qui, venant d’un village, a trouvé cet emploi de servante auprès d’Ashwin, le fils d’une riche famille de Bombay. Rien ne devrait rapprocher ces deux personnes, les coutumes indiennes s’opposant drastiquement à toute familiarité entre des individus de castes différentes (qui plus est s’il s’agit d’un homme et d’une femme). S’il veut respecter la tradition, Ashwin ne doit adresser la parole à Ratna qu’en cas de nécessité, pour lui donner un ordre, rien de plus.
Or, dans le film de Rohena Gera, tout est affaire de regards, avec, d’un côté, les regards qui évoluent, qui se transforment, et, de l’autre côté, le regard figé d’une société prompte au jugement, voire au rejet de qui outrepasse ce qu’elle considère comme une loi intangible.
Les regards qui changent, ce sont ceux du maître et de la domestique. Malgré les interdits, petit à petit, un rapprochement s’opère. Ratna n’a pas de peine à découvrir qu’Ashwin vient de se séparer de celle avec qui il avait prévu de se marier et qu’il en éprouve à la fois du dépit mais aussi le soulagement de n’avoir pas à partager la vie d’une femme qu’il n’aimait pas vraiment. Quant à ce dernier, il apprend, au fil du temps, que sa servante est une toute jeune veuve qui rêve de s’affranchir de toute dépendance en travaillant dans la confection de vêtements. Comment demeurer indifférents quand on passe une grande partie de ses journées l’un auprès de l’autre, dans le même appartement ? Les regards grandissent en intensité et les désirs affleurent.
Quant à vivre pleinement une histoire d’amour, puisqu’en fin de compte il s’agit de cela, ce n’est malheureusement pas si simple. Les regards d’autrui, ceux des proches, ceux des familles respectives, ne regorgent pas de bienveillance sur ce sujet, c’est le moins qu’on puisse dire. Ratna, plus encore qu’Ashwin, est consciente de ce qu’implique un éventuel échange amoureux avec son maître. Les conséquences, ce sont d’être rejetée impitoyablement et de voir s’effondrer ses rêves d’affranchissement.
Tout en nuances et en douceur malgré son sujet, souvent très coloré, enchanté même à deux reprises par des séquences musicales, le film se garde de chercher à démontrer quoi que ce soit. Il suffit, par exemple, à la réalisatrice de montrer Ratna manger avec ses doigts tandis que son maître se sert de couverts pour signifier ce qui les sépare l’un de l’autre. Il suffit également de quelques échanges de regards ou de paroles pour indiquer ce qui les rapproche. Pas besoin de surligner, en quelque sorte, l’intention du film. On la devine aisément : pour la cinéaste, bien sûr, l’idéal serait que la société indienne trouve les moyens d’en finir avec le système de castes.