Fidèle à sa réputation de grand critique du système américain, Frank Capra poursuit dans la lignée de Vous ne l’emporterez pas avec vous (1938) et dans la confrontation acerbe du pays de l’oncle Sam à sa dure réalité sociale, économique et politique, mettant en duel l’idéalisme et le réalisme pour mettre en lumière ses défauts et ses vices.
En 1938, après la sortie et le succès de son dernier long-métrage engagé, contre toute attente, Capra essuie un refus à propos de son prochain projet de film consacré à Frédéric Chopin. En conséquence, le cinéaste lance la fabrication de sa nouvelle œuvre, Monsieur Smith au Sénat, et en confie l’écriture à Sidney Buchman, avec qui il a déjà collaboré dans Les Horizons perdus (1937) et qui est membre du Parti Communiste américain (qui est ensuite blacklisté lors du maccarthysme au début des années 1950, période de l’histoire américaine où les communistes furent traqués par le gouvernement). Pour les besoins du film, Capra fait entièrement reconstruire le Sénat en studio, dans les moindres détails.
A l’époque du film, l’Amérique traverse une sombre période de son histoire. En 1929, le krach boursier entraine une forte inflation et une hausse importante du chômage qui pousse des hordes de pauvres et de chômeurs à la rue. Dans ce contexte difficile, le populisme opère une percée dans l’opinion, les citoyens cherchant à régler leurs comptes avec ces politiques corrompus et incompétents qui avaient juré d’être des remparts face à la finance et à la crise. Dix ans plus tard, en 1939, année de sortie du film, Roosevelt est au pouvoir et prône un interventionnisme accru de l’Etat dans le cadre du New Deal, son plan phare de lutte contre les effets de la Grande Dépression. Et Capra y est majoritairement hostile, défendant l’individualisme face au fédéralisme. En conséquence, à ses yeux, le plus important, c’est bien « la liberté artistique de faire un film sur les erreurs américaines et de le montrer dans le monde entier ». Et ainsi naît Monsieur Smith au Sénat.
Ce long-métrage emblématique de la carrière de Frank Capra se démarque par une modernité et une audace pour 1939, à une période où la démocratie est en danger, à la fois aux Etats-Unis par la crise économique et par une oligarchie dominante et corrompue, mais aussi en Europe, par le fascisme et le nazisme qui prennent de l’ampleur. Toutefois, contrairement à ce que certains critiques ont pu penser, flirtant avec l’idée injustement répandue selon laquelle l’œuvre de Capra est profondément pessimiste, ce n’est pas la nostalgie d’une pureté et d’une innocence perdues que le cinéaste cherche à dénoncer grâce à ce film, mais le fonctionnement, les forces et les faiblesses de la démocratie.
En effet, c’est avant tout une éducation démocratique, à travers les symboles (statue de Lincoln) et les fondements (Constitution) de la jeune démocratie américaine, qui confronte deux styles de politique, incarnés avec l’homme du dire-vrai (Smith), de la parrhèsia, face à celui qui instrumente le dire-vrai, le démagogue qui trompe les citoyens avec un simulacre (Paine, et derrière lui, Taylor). La démocratie demeurant par essence et avant tout l’affaire de tous, l’arrivée d’un jeune homme inexpérimenté en politique et ignorant des codes qui la régissent rappelle cette vérité première, au détriment d’une élite oligarchique n’ayant aucun scrupule pour profiter illégalement du système. Jefferson Smith, à la fois « Jefferson » (un destin politique exceptionnel) et Smith (un citoyen lambda, un Monsieur tout le monde) est empreint d’une vision idéaliste et magnifique du Sénat, se retrouve à siéger dans ses rangs avant de découvrir les turpitudes et les infâmies du monde politique, de la « petite politique » incarnée par Taylor, mais également Paine, l’homme qui commence à lui servir de parrain avant de se révéler être un fourbe. La cohabitation entre son prénom prestigieux et son nom ordinaire est d’ailleurs au cœur du principe même de la démocratie et de la possibilité d’être un citoyen et de devenir un élu, car Monsieur Smith, c’est avant tout Monsieur-tout-le-monde.
Ce non-corrompu, idéaliste et naïf, compte bien faire triompher la vertu pour servir et enrichir la magnificence d’un régime politique auquel il croit viscéralement, pour le bien commun et la grandeur de la nation qu’il admire. Dans une scène mémorable, qui n’intervient que tard dans le film et au cours de laquelle Smith fait preuve d’un courage exemplaire en gardant la parole pendant 23 heures consécutives, Capra montre que la parole est la sève de la démocratie, c’est « l’exercice libre de la raison publique » (John Rawls) qui elle-seule peut sauver le régime en danger.
Avec cette importante leçon de démocratie et de politique, on peut d’ailleurs supposer que Monsieur Smith au Sénat a plus contribué à faire connaître aux citoyens américains le fonctionnement de leurs institutions que bien des programmes d’instruction civique. Quand la secrétaire explique le long et complexe parcours d’une loi à Smith, c’est aux Américains qu’elle s’adresse, avec un didactisme subtil et pertinent qui reste cohérent par rapport à la narration.
Pour autant, même si Frank Capra chercher à éduquer les citoyens américains et à leur faire prendre conscience de la merveille et de la fragilité de leur régime politique, ses attaques contre les politiciens et la presse ne manquent pas de virulence. Dès le début du film, la mort d’un sénateur est moins vue comme le tragique événement qu’elle est indubitablement que comme un tracas indésirable dans le déroulement d’un processus politique, travestissant d’entrée les vertueuses valeurs humaines, et ce avant même de découvrir les mensonges et les manipulations de la politique.
En dépit de la défense de la démocratie et de l’état de droit, il n’est donc pas naïf sur le vivier de corruption présent dans le milieu. Ainsi, Capra prend pour cible le cynisme des politiciens, la collusion entre élus, organes de presses et industriels pour entretenir l’illusion d’une démocratie, alors que le système est verrouillé et n’a comme finalité que la sécurisation et la pérennisation de la fortune et du pouvoir des élites du pays. Monsieur Smith au Sénat est un réquisitoire féroce contre la manipulation de l’opinion par une presse à la botte de ses élus locaux, une presse destructrice, non-indépendante et muselée par un magnat de la finance et un fonctionnement démocratique gangrené par la corruption.
Sa position est donc ambivalente : défendre la démocratie mais également la critiquer sans l’affaiblir. Cette limite, pas toujours facile à identifier, se remarque notamment dans la mesure de certaines attaques. Au sujet de la presse d’abord, qui, malgré les accusations d’accointances avec le milieu de la finance, joue un rôle déterminant, mais pas tout de suite immédiat, dans la défense de la démocratie. Ainsi, dans sa rencontre avec Smith, même si elle se comporte mal à son égard, elle a quand même le mérite de lui faire prendre conscience de son statut d’homme de paille, pour son plus grand désarroi, entrainant indirectement l’investissement concret de Smith en débutant la construction de son projet de loi pour les enfants.
Ensuite, à propos des politiciens, la mesure de la critique de Capra se voit aussi dans la dénonciation d’une corruption localisée dans le seul état de Virginie, ne prenant ainsi pas le risque de s’attaquer au système électoral dans son ensemble, qui favorise une domination oligarchique sur une masse populaire trompée et abusée. La figure du président du Sénat, homme bon dont les sourires communicatifs servent de relais émotionnels entre le spectateur et Smith, a ainsi été visiblement imaginée pour atténuer cette vision d’une institution déviante et insatisfaisante.
N’oublions pas également l’enfance, qui est un thème très présent dans le film, ses représentants souvent sages et lucides étant les principaux alliés de Smith dans son honorable projet, mais aussi ses futurs bénéficiaires. Des coulisses du Sénat à la tablée du gouverneur de Virginie, en passant par la lyrique et émouvante leçon de lecture à partir de l’inscription de la Constitution américaine au Mémorial Lincoln, les enfants sont au cœur du long-métrage et incarnent, d’une certaine manière, l’espérance démocratique, ainsi que la défense de la représentativité et de la tradition politique du pays.
En tête d’affiche de cette sensibilisation démocratique au cinéma, l’acteur fétiche de Frank Capra, James Stewart, est rapidement engagé après sa première collaboration avec le réalisateur dans Vous ne l’emporterez pas avec vous l’année précédente. Son interprétation du protagoniste Smith est parfaite et sans accroc, même si on peut regretter l’écriture du personnage qui dresse un portrait caricatural d’un provincial un peu bébête. Aux côtés de l’acteur, la blonde Jean Arthur réalise sa troisième collaboration avec Capra (après L’Extravagant Mr. Deeds en 1936 et Vous ne l’emporterez pas avec vous en 1938) et interprète Clarissa, la charismatique et dynamique secrétaire de Monsieur Smith qui est, de surcroît, la fille de son mentor. D’abord condescendante et moqueuse à l’égard de son nouveau patron, la candeur et l’honnêteté de ce dernier bouleversent ses propres convictions et la jeune femme finit par mettre toutes ses compétences et sa connaissance du métier de politicien (qui est tellement incroyable qu’on en viendrait même à lui suggérer de se lancer elle-même dans une carrière politique, car son professionnalisme et son intégrité dépassent à coup sûr la majorité de ses supérieurs) au service de celui qui vient d’en devenir un. Clarissa est une jeune femme particulièrement émancipée pour l’époque, un détail qui invite à saluer le féminisme mis en valeur par le cinéaste humaniste à travers cette femme indépendante et active.
D’un point de vue scénaristique, Capra ne commet aucune faute, si ce n’est quelques « facilités », en premier lieu desquelles figure un « happy end » discutable. En effet, avec le brusque remord et la rédemption de Paine, c’est le réalisme qui en prend un coup, mais ce choix répond peut-être à la volonté de Capra de préserver les élites politiques contemporaines pour ne pas noircir encore plus le tableau dans une fin dramatique et sans espoir, encore plus dans le contexte troublé de l’époque.
Le 16 octobre 1939, le club national de la presse de Washington organise une grande avant-première dans la salle de la Constitution, au Capitole de Washington, en présence de quatre mille invités dont des juges, quarante-cinq sénateurs et des journalistes. D’après les mémoires de Frank Capra, la majorité du public bouda le film, quitta la salle ou insulta l’œuvre et son réalisateur, mais ces faits n’ont jamais été vérifiés. En revanche, ce qui est certain, c’est que le film fut jugé comme anti-américain et pro-communiste par l’élite politique, mais aussi lynché par la presse qui n’est pas non plus épargnée par le réalisateur. A ces accusations, Capra, qui est aussi l’un des premiers cinéastes à s’être opposé au fascisme, déclare : « Je chanterai la complainte du travailleur, du pauvre gars qui se fait rouler par la vie (…) je prendrai le parti des désespérés, de ceux qui sont maltraités en raison de la couleur de leur peau ou de leurs origines ».
Néanmoins, Monsieur Smith au Sénat, à l’image de son principal protagoniste, n’a jamais été déstabilisé par la virulence des attaques cherchant à s’en prendre à une vérité qui dérange, et reste aujourd’hui considéré comme un film précurseur, subversif, transgressif et en avance sur son temps, pour éclairer les citoyens, le socle humain de la démocratie. Et malgré les tentatives de censure du film par certains sénateurs, son succès dans les salles américaines et européennes est incontestable. En France, il est même choisi pour être le dernier film de langue anglaise à être projeté dans les cinémas avant l'interdiction nazie.
Ce long-métrage est aujourd’hui considéré comme le premier « Dénonciateur à Washington », précurseur des lanceurs d'alerte de l'histoire américaine. A la cérémonie des Oscars 1940, Monsieur Smith au Sénat est nominé dans les catégories du meilleur acteur pour James Stewart et de la meilleure musique de film, et remporte le trophée du meilleur scénario original, saluant au passage le travail de Sidney Buchman. De plus, il est classé parmi les dix meilleurs films de l’année par le prestigieux New York Times.
Après la sortie du film, le contrat d'exclusivité liant Frank Capra à la Columbia arrivant à son terme, le réalisateur décide de préserver sa liberté artistique et de fonder sa propre entreprise de production, pour continuer à perpétuer sa mise en lumière des richesses et des travers de la société américaine qui l’a adopté. John Ford est peut-être celui qui parlait le mieux du cinéaste, le qualifiant de « grand homme » et de « grand Américain, une inspiration pour ceux qui croient dans le rêve américain ».