Avec son petit bout de cinéma, Justin Triet questionne l’urgence de nos existences frénétiques dans leur rapport à l’imagination et à la création. Victoria mettait au tribunal la dépression contemporaine pour en extraire une force autant burlesque que vitale. Avec Sibyl vient la métaréflexion sur le cinéma et, plus largement, sur la naissance de toute fiction, une naissance incertaine pour une forme qui, une fois accouchée, incarne l’identité-caméléon accompagnée du vertige existentiel. Avec Sibyl, Triet ose la forme. Ses scènes se succèdent selon une esthétique du choc qui fait perdre pied au spectateur : les frontières entre les âges et les songes deviennent opaques à la manière d’un tissu que l’on aurait nourri de motifs successifs, jusqu’à aboutir à un ensemble disparate, un kaléidoscope d’influences et des mouvements. Avec Sibyl, Triet ose les formes d’un corps : Virginie Efira n’a de cesse de se transformer et joue une collection de personnages tout autant que l’actrice en train de les interpréter. Pourtant, la superposition des rôles n’empêche en rien la cinéaste de coller à la peau de son effigie, de penser sa chair et de donne vie à chacun de ses souffles, à chacun de ses désirs. Du faux pour du vrai. Car le film s’interroge sur la propension d’une femme à simuler pour s’accomplir ; dès lors, l’ivresse contemporaine, qui résulte d’un rapport frénétique au temps, permet au personnage de déborder de ses structures, tel un monstre dont la taille se décuple à mesure qu’il dévore ce qui l’entoure. Le débordement aboutit à l’affirmation « ma vie est une fiction », ou plutôt la somme de toutes les fictions, et répond en cela aux propos tenus par la réalisatrice dans le film : la réalité doit détruire le monde du fantasme afin de rétablir l’harmonie initiale. « Gardez le drame pour la fiction », crie-t-elle à ses acteurs. C’est témoigner d’une croyance paradoxale dans un art qui enracine ses bases-mêmes dans la puissance du faux et le langage de la fiction. Et Justine Triet n’arrête pas de démonter cette distinction trompeuse par les jeux constants d’interdépendance et de collages qui confectionnent des liens de solidarité entre deux univers souvent séparés. Le réel et la fiction se nourrissent l’un l’autre, ils se confondent dans l’esprit de l’artiste au point de brouiller les frontières entre le biographique et le psychique. Sibyl est un film mental, en ce sens où il teste ensemble les souvenirs et les projections, le fini d’une histoire individuel et l’infini offert à l’être protéiforme qui, comme le phénix, est capable de renaître à lui-même. Voilà, en creux, une magnifique définition de l’art.