Une soirée magnifique au Gaumont Opéra -à laquelle je vais apporter quelques réserves; c'est que j'adore cet opéra (avec Peter Grimes le summum de l'opéra au 20ème siècle...), que j'y ais beaucoup réfléchi, que j'aurais adoré le mettre en scène, et aussi que je me suis intéressée à son contexte historique.
En effet il y a tout: une progression dramatique constante. La fin la plus bouleversante qui se puisse imaginer (avec celle de Butterfly sans doute). Un texte sublime, plein de grandeur et de hauteur, et pourtant il doit plus à Francis Poulenc qu'à Georges Bernanos! Des caractères approfondis, depuis celui, évidemment, du "petit lièvre", Blanche de la Force la mal nommée, celle qui a peur de tout, et pour qui le couvent est -même si elle refuse évidemment de le reconnaître pleinement- juste un échappatoire à la vie. Qui reste l'aristocrate malgré tout, celle que la naïve petite Constance, avec sa foi du charbonnier, exaspère (Erin Morley, délicieuse, touchante, pleine de vie et à la voix lumineuse). De nos jours, son père la traînerait chez le psy et on la bourrerait de Prozac. Ce père, justement, le noble inconscient, qui payera de la guillotine d'avoir méprisé cette agitation ridicule de manants (excellent Jean-François Lapointe; sa prononciation est exemplaire, comme celle de David Portillo qui interprète le chevalier, personnage ambigu qui abandonnera père et soeur pour émigrer.) Il est vrai que l'excellent chef du MET, Yannick Nézet-Séguin est francophone; alors j'imagine qu'il est intraitable sur la prononciation....Troisième rôle masculin, l'aumônier du couvent, est aussi très bien assuré par Tony Stevenson
La belle Isabel Leonard est une mezzo, alors que le rôle est écrit pour une soprano. Sa voix grave assure le tragique du personnage, mais en même temps, on ne ressent pas vraiment la fragilité du "petit lièvre". Pourquoi l'avoir affublée de faux cils peu ecclésiastiques? Elle a une beauté assez hollywoodienne pour se passer d'artifices....
Et puis, les trois mères.... Jamais l'agonie de Madame de Croissy (personnage inventé, comme celui de Blanche, mais inspiré d'une véritable abbesse qui connut une mort tourmentée en prophétisant les malheurs de la Révolution...) ne fût représenté de façon aussi réaliste. Impossible d'oublier Karita Mattila (jadis si jolie Salomé, Elisabeth....) se tordant de douleur en éructant des horreurs. Les réserves sus-mentionnées sont les suivantes: on ne sent aucunement, et pourtant c'est très important, et cela représente une des forces psychologique de l'ouvrage, l'opposition des deux femmes qui peuvent avoir le pouvoir après la mort de madame de Croissy. Bien que je ne sois pas spécialiste des pratiques des couvents au 18ème siècle..... j'imagine que le supériorat était l'apanage des filles nobles. Mère Marie (Karen Kargill) est la fille adultérine de je ne sais quel prince ou duc de Bourbon. Elle est sûre de succéder à madame de Croissy... et les autorités religieuses parachutent madame Lidoine (Adrianne Pieczonca), une bourgeoise qui a les pieds bien sur terre, loin de l'exaltation de Mère Marie (c'est mère Marie qui fait prononcer aux religieuses le voeu qui sera en partie responsable de leur perte). Sans doute ces autorités jugeaient elles qu'en des temps troublés, les religieuses seraient mieux protégées. Hélas! c'est la Terreur; la Terreur finissante, mais à son apogée; il faut des têtes, beaucoup de têtes, n'importe quelles têtes.... on invente un complot ourdi par des carmélites fanatiques. Pourtant, quand on entend la litanie des noms des seize religieuses de Compiègne, il n'y a pas un seul nom aristocratique.... c'étaient des petites bourgeoises, des paysannes, des filles du Vexin qui n'avaient jamais rencontré un seul contre-révolutionnaire de leur vie, et n'auraient sans doute pas su quoi lui dire.... Mais voilà, elles ont fait ce vœu de donner leur vie pour « apaiser la colère de Dieu et que cette divine paix que son cher Fils était venu apporter au monde fût rendue à l'Église et à l'État », autrement dit, le voeu de mourir pour revenir à l'ordre politique établi. C'est ce qui est retenu, et ce sera leur perte, bien que, rendues à la vie civile, elles aient toutes prêté le serment « Liberté-Égalité »....
J'aurai donc aimé que deux chanteuses plus engagées nous fassent sentir l'opposition de ces deux caractères de femmes....
Mais la vieille production de John Dexter (1977), reconstituée par David Kneuss est magnifique, impressionnante, dépouillée, forte. Le sol dallé forme une immense croix sur laquelle, à l'ouverture, les religieuses sont couchées face contre terre, perinde ac cadaver. Quelques meubles, au fil des tableaux, un simple claustra figurant la reclusion des carmélites, au fond un magnifique crucifix moderne schématisé par des barres de métal.... C'est minimaliste et c'est parfait. Je sais, je sais, Warlikovski aurait transposé l'action dans un bordel et toute l'intelligentsia aurait applaudi, mais moi, la version Dexter me va très bien!
Une dernière petite réserve: j'ai trouvé un peu fouillis le Laudate Dominum final. Les voix des religieuses doivent vraiment se détacher sur l'orchestre qu'on doit oublier; s'éteignant une à une jusqu'à ce que celle de Blanche s'élève dans un quasi silence..... Et le bruit du couperet peut être plus terrible...
Alors, il y a bien sûr chez Bernanos des choses qui ne peuvent être comprises que par un public frotté de catholicisme. La pièce raconte la communion des Saints: par sa mort indigne, Madame de Croissy va donner à Blanche une mort héroïque.... C'est important.... mais ne pas adhérer à cette notion ne doit pas empêcher d'être bouleversé.