Propriétaires d'un ranch de chevaux destinés aux tournages de productions hollywoodiennes, O.J. et sa sœur Em sont bientôt témoins de mystérieux phénomènes venus du ciel...
Troisième long-métrage de Jordan Peele, un des rares réalisateurs/scénaristes/producteurs à pouvoir faire encore rimer proposition d'auteur avec succès populaire aux États-Unis, notamment en termes de fantastique, "Nope" attirait évidemment tous les regards par le climat de mystère qui entourait sa teneur (cela reste une denrée très rare de nos jours), si ce n'est ce que sa promotion aguichante laissait entrevoir : la très forte possibilité que la menace en son cœur ne soit cette fois pas d'origine terrestre. Et, comme il y est révélé très tôt, il y a bien quelque chose d'ordre SF au sein de cette étonnante oeuvre de Peele dont on pourrait finalement comparer le parcours de sa filmographie avec M. Night Shyamalan, un autre cinéaste/auteur jouant dans la même catégorie et passé avant lui voilà vingt ans, leurs troisièmes films respectifs, "Signes" et donc ce "Nope", s'amusant tous deux à jouer avec notre attrait primaire pour l'inconnu venu des cieux. Autre point commun entre les réalisateurs que l'on n'avait pas vu venir, l'influence du cinéma de Steven Spielberg qui, si elle était plus évidente à déceler chez les prodiges accomplis dans les débuts de carrière de Shyamalan, n'était pas forcément la première référence la plus évidente à l'évocation du cinéma de Jordan Peele (même si leur amour mutuel pour "La Quatrième Dimension" était déjà un fort indice). Cette fois, "Nope" confirme complètement cet héritage : à l'instar d'un "Signes" (la séquence entre O.J. et ce à quoi il fait face dans l'étable ressemble d'ailleurs fortement à un gros clin d'oeil), le film va remettre brillamment sur le devant de la scène cet aujourd'hui trop rare mélange d'émerveillement et de terreur ressenti par la découverte d'une chose venue d'un autre monde, nous amenant en permanence à scruter le moindre recoin de ciel en compagnie de ses personnages, comme toujours hypnotisés par cette caméra décollant vers les nuages, pilotée par l'impressionnant talent de conteur de Peele tant par le soin apporté à l'image que celui au son (ici encore plus notable que ses précédents faits d'armes), et également le souffle coupé à chaque apparition fugace de l'incroyable qui réussit le tour de force de le rester au fur et à mesure qu'il devient plus palpable (l'idée inédite de la morphologie de l'entité en elle-même est formidable). Quelque part, si "Nope" n'avait été que ça, cette brillante proposition SF réveillant et concrétisant de main de maître cet imaginaire d'enfant totalement fasciné par les étoiles via le prisme d'un vrai film fantastique très réussi, on aurait presque pu déjà s'en contenter... Mais ce serait bien mal connaître Peele qui, encore une fois plus que dans ses deux précédents long-métrages, va y lier de nombreux sous-textes et symboliques tout aussi pertinents que passionnants à décortiquer.
En inscrivant ses deux principaux héros afro-américains et dresseurs de chevaux dans le même arbre généalogique que le premier jockey apparu sur une pellicule -et ce qui fait donc du premier "cow-boy" vu en mouvement au cinéma un homme noir- Peele est bien sûr dans la prolongation des thématiques qu'on lui connaît mais, en réalité, ici, cette donnée est surtout l'argument qui va permettre à ses personnages, en premier lieu celui de O.J., de pouvoir faire face à l'inimaginable.
On le saisit assez vite, au contraire de sa sœur cherchant par tous les moyens à atteindre une notoriété artificielle, O.J. est lui très mal à l'aise avec l'utilisation de ses chevaux par l'industrie du cinéma ou par un parc d'attraction des environs, ce travail et les ventes qu'il induit apparaissent en contradiction avec ses rapports simples à ses animaux et à son ranch. De façon redondante, que ce soit lors du tournage d'une pub ou tout ce qui entoure l'idée folle du passé du personnage de Steven Yeun (et d'agissements présents encore plus inconscients), "Nope" nous transmet cette notion d'indomptabilité de la Nature par l'espèce humaine, incarnant toute la superficialité et la bêtise de cette dernière dans ses représentants hollywoodiens ou du monde du spectacle au sens large. Vivre en harmonie sincère, innocente et partagée avec la Nature ne semble être que la solution viable posée. Se faisant, par les traits qu'il lui dessine, le film fait de O.J. une espèce de dernier rampart humain face à la menace du ciel qui va jouer le rôle du retour vengeur de la Nature, et même pourrait-on dire de l'Ouest américain sauvage par la forme de chapeau de cow-boy que celle-ci prend parfois (vu du dessous), envers toute ces individus la vidant de sa substance par cupidité et/ou pour atteindre la célébrité. Hormis Mike (quand il ne cède pas aux sirènes de sa soeur) et passé un certain élan de curiosité, quasiment tous les personnages de "Nope" ne vivront que pour une seule obsession : être les premiers à avoir une preuve filmée de ce qui passe au-dessus de leurs têtes afin d'atteindre des cimes de renommée et de richesses au-delà du commun des mortels.
De vomissements littéraux de toute la matérialité obsolète de l'être humain à Oprah Winfrey érigée en ultime divinité contemporaine en passant par la façon géniale de représenter concrètement l'abstraction du duel thématique qui se joue dans le final avec un certain appât improvisé, Jordan Peele ne va cesser de pousser toujours plus loin la portée symbolique de son discours grâce à moults détails !
Et, en ce sens, comment ne pas conclure sur l'impressionnant dernier acte culminant toute l'inspiration spielbergienne de "Nope" à la dénonciation de cette folie humaine dans un western fantastique s'apparentant au dernier acte des "Dents de la Mer" situé cette fois dans le désert, mais où les caméras auraient remplacé les harpons, où les "Il nous faudrait un meilleur angle, une meilleure lumière, etc" seraient les héritiers du "Il nous faudrait un plus gros bateau", où un autre chasseur d'image serait vu comme une pire menace que le prédateur lui-même...
Bref, hormis peut-être la donne émotionnelle pas aussi forte que voulue entre ses personnages (les interprètes ne sont pas en cause, c'est juste que ça n'a pas l'impact escompté au milieu de la réussite du reste), Jordan Peele signe avec ce troisième long-métrage son œuvre la plus aboutie, un film de SF d'une inventivité et d'une intelligence comme on en croise aujourd'hui rarement. Filez vite regarder le ciel et découvrir ce qui s'y cache en sa compagnie ! Pour nous, c'est un grand Yep !