Jordan Peele ne demande rien de plus qu'à divertir mais en bonne intelligence. D'acteur comique, il passe au statut de réalisateur poil-à-gratter. Arrivé pile au "bon" moment, en 2017, alors que les problèmes raciaux explosaient aux visages du monde politique et des médias (invisibilisés sous Barack Obama, sacrée ironie). C'était évidemment le sujet de Get Out, mais le film témoignait également d'une volonté de bousculer un peu les habitudes du spectateur venu chercher ses frissons du samedi soir. Rebelote avec Us, dont le sens et l'assemblage ont pas mal décontenancé ceux qui s'attendaient à retrouver la même formule. Nope fait donc dans la continuité en opérant une nouvelle rupture. Peele a des choses à dire au-delà du racisme et de la lutte des classes.
Ce qui rend cette troisième création déceptive, c'est justement qu'elle n'essaie pas de l'être. Outre La Quatrième Dimension (dont il a encadré le revival en 2019), le cinéaste embrasse l'héritage de ses pairs, notamment Steven Spielberg auquel on pense souvent (Les Dents de la Mer, Rencontre du Troisième Type), et pas juste pour le principe. L'introduction est un leçon de minimalisme, balançant sa première idée forte en 3 minutes montre en main. Quelque chose survient, vous le voyez et pourtant êtes incapables de l'expliquer. Tout est affaire de cadre, d'ambiance et de son. Nope a le chic pour créer de purs instants entre angoisse et sidération. Parfois avec de simples plans de réaction, parfois en ajoutant un élément absurde, ou le temps d'un obscur flashback. Tout ne s'accorde pas forcément bien, cumuler les moments équivoques a plutôt tendance à alourdir le film. Heureusement, cette limite est dépassée lors du climax.
Au moment de dénouer les enjeux, Jordan Peele reprend les rênes et lâche les chiens. Une performance marquante aussi par sa profonde cohérence avec tout ce qui a précédé. Si le long-métrage assume une direction surnaturelle, c'est pour encore mieux faire entendre son discours terre-à-terre. La répétition de la chronophotographie Cheval au galop d'Eadweard Muybridge (1887) n'a rien de l'affèterie. Le procédé à l'origine du 7è Art prend une dimension aussi touchante qu'ironique alors que la fratrie Haywood (Daniel Kaluuya & Keke Palmer, formidables) s'efforce d'obtenir cet "Oprah Shot". L'expérience était reine du spectacle hier, aujourd'hui la course à la médiatisation est une fin en soi, quel que soit le sujet devant l'objectif.
Télé-réalité abêtissante, émissions racoleuses, stories à tout-va, fonds verts et cie,...Peele n'a pas besoin d'appuyer, tout cela nous revient en pleine poire dans cet acte final. Superbe mise en abyme d'un art collectif, de la coordination entre la technique et l'inspiration naturelle, blindée d'images fortes renvoyant autant au Western qu'à Spielberg. Le chef op Hoyte van Hoytema est une valeur ajoutée, puisqu'il donne à Nope certaines images à la puissance d'évocation inouïe, rappelant la frontière ténue entre merveilleux et monstrueux. Avant cette partie finale, vous avez de nombreux passages nocturnes saisissants, en particulier une séquence d'averse terrifiante. Nope est bien l'œuvre du papa de Get Out et Us. Au delà de cette manie du titre énigmatique qui claque, ce sont avant tout des films conçus pour donner du grain à moudre autant à leurs détracteurs qu'à leurs admirateurs.