Nope, anomalie géniale dans le paysage désolé du divertissement hollywoodien, produit un ravissement esthétique total : soit l’entrelacs de différents genres cinématographiques, depuis la science-fiction et ses petits hommes verts, caricaturés avec malice, jusqu’au western exploré de ses origines fordiennes – la séquence de tempête dans l’abri mobilise une imagerie d’ouverture et de fermeture de l’espace inspiré de The Searchers (John Ford, 1956) entre autres – aux réactualisations récentes, notamment Django Unchained (Quentin Tarantino, 2012) et sa maison blanche ensanglantée ici par une pluie suspecte. Ajoutons également la mise en abyme du spectacle entendu comme industrie et comme représentation à laquelle nous, spectateurs, assistons : le générique entre dans le corps extraterrestre de la créature pour atteindre les images d’un cheval qui, placées les unes à la suite des autres, produisent l’illusion du mouvement selon la technique chronophotographique d’Eadweard Muybridge, explicitement cité par les personnages du film.
Or, qu’il s’agisse du photographe américain ou de ses avatars fictionnels (le frère et la sœur, le technicien en charge des caméra, l’expert), l’essentiel réside dans la captation et la capture d’images inédites. Il y a donc corrélation entre l’entremêlement des genres d’une part et la quête d’une nouvelle forme de vie d’autre part avec, comme point de contact, la fascination pour une violence primitive – voir la fresque de Michel-Ange La Création d’Adam revisitée entre la main d’un garçon apeuré et celle d’un singe bourreau. Les séquences de reality show, dispersées dans tout le long métrage, ne se relient que mal à l’intrigue principale ; or, ces digressions offrent ensemble un passé commun aux protagonistes ainsi qu’une surface dans laquelle viennent se réfléchir les enjeux de Nope, dans laquelle viennent se dévoiler ses rouages internes. Les aliens sont appelés « spectateurs » et engloutissent tout ce qui rencontre leur regard, métaphore filée du public de masse qui absorbe, par voie rétinienne, ce que leur diffuse l’industrie de l’entertainment embrassée intégralement (spectacles à la Wild West Show, parcs d’attraction, télévision, réseaux sociaux et plateformes).
Jordan Peele interroge ainsi la fascination du spectateur pour ce qu’il regarde, et la perçoit telle une pulsion carnassière qui consomme les images jusqu’à les intégrer à sa structure interne – les corps aspirés fusionnent avec la paroi. Son intelligence est alors de ne jamais enfermer son film dans l’illustration d’une thèse abstraite, mais de disséminer des symboles ouverts à l’interprétation, de ventiler son récit, d’ouvrir ses images à l’appétit carnivore du public. À ce mélange générique correspond un mélange tonal : le burlesque, tout entier porté par le duo déséquilibré que forment une sœur exubérante et un frère timide, se teinte de drame lorsque la famille est mise à l’épreuve (cf. ouverture) voire de tragique quand survient la clausule.
Jordan Peele prouve que la réussite de son premier long métrage, Get Out (2017), ne tient pas du hasard : il compose une œuvre-somme brillante qui, par sa gloutonnerie artistique et sa maestria de mise en scène, nous donne à voir et à vivre une expérience hallucinante. Rarement aurons-nous été à ce point intrigués et excités par un divertissement de cinéma.