Une fois n’est pas coutume : avec « Climax », Gaspar Noé parvient à mettre en image une expérience cinématographique des plus inconfortables. Captation des mouvements d’une réalité générique, cette nouvelle œuvre, surfant entre le Paradis et l’Enfer, dévore son spectateur de l’intérieur en le happant dans un capharnaüm nimbé par la violence et l’horreur. Comme toujours avec le cinéaste argentin, le meilleur tient de la mise en place, soignée et attribuant au film une atmosphère suffocante, plongeant aussi bien dans l’harmonie des corps que dans un récit à la structure assourdissante, déconstruisant un emballage mystique entrecoupé de plans-séquences et de couleurs pulsatives. Autant le dire tout de suite, jamais le cinéma de Gaspar Noé n’a été aussi rutilant et électrique, mettant plus que jamais en scène l’existence comme une « illusion fugitive ». En bonne et due forme, « Climax » est un film choquant, voire quasiment masochiste, mais dont la violence n’est autre qu’allusive. Car « Climax » ne se limite pas à son formalisme toc et ses « demon dance ». Car bien plus loin que cela, il faut y voir un véritable autoportrait d’un réalisateur vulgaire et destructeur, mais puissant.
Car oui, même pour Gaspar Noé, il était difficile d’être plus scurrile. Écriture paresseuse ? Cela ne fait aucun doute. Métaphysique de comptoir flirtant parfois avec le nanar ? C’est évident. Mise en scène pompeuse ? Comme toujours. Pourtant, se fait sentir, dès la scène d’introduction, un vide, un sentiment de roue libre, une véritable impossibilité de vivre, embrassée par cet enfer blanc. Vient ensuite une longue séquence, où chaque personnage se présente par la voie d’une télévision. On pourrait se focaliser sur cette télévision et son contenu, mais regardons plutôt ce qu’il y a autour : des VHS, parmi lesquelles celles de « Suspiria », de « Schizophrenia », ou encore « Possession », ainsi que des livres, dont « De Profundis » d’Oscar Wilde, ou encore — plus provocateur — « Suicide, mode d’emploi » de Claude Guillon et Yves Le Bonniec. Quel est le point commun entre toutes ces œuvres ? Elles ont toutes influencées Gaspar Noé, et sont particulièrement présentes dans « Climax ». En présentant ses personnages fumeux, insignifiants et mal écris, Noé va donc se présenter lui-même comme un homme sous influence, au travers de cette collection, annonçant un long-métrage à double facette.
Tentons, de ce pas, de voir « Climax » non pas comme un film, mais comme un disque. Le long de la pellicule, la musique ne s’arrête pratiquement jamais, et à vrai dire, on serait presque tenté de parler de clip, tant le film ne dispose d’aucune dramaturgie : rares sont les dialogues, mais nombreuses sont les images désobéissant à toute forme de logique. Il serait facile de penser que Gaspar Noé obéit à sa paresse, mais il serait plus approprié de parler de pulsions, voire même de transe, comme si l’on passait de l’autre coté du miroir. Le collectif se désintègre dans les couleurs, tandis que l’escalade de la violence se fait crescendo, au sein d’une hystérie pouacre totalement irrationnelle, pour ne pas dire chimérique. Dans la rage, les corps s’expriment, et, insidieusement, le chaos, lui aussi, devient ivre au sein de ce voyage viscéral. L’impression revenant le plus souvent, ici, c’est le vertige se créant à partir de ce dancefloor halluciné et hallucinant, mais aussi d’un autre aspect, propre au cinéma de Gaspar Noé : la puissance évocatrice. On imagine bien le réalisateur regarder en boucle « Suspiria » et les films d’Andrej Żuławski avant son tournage. En parlant de ce dernier, « Climax » n’est pas sans faire penser à un étirement esthétisé de la scène du métro dans « Possession », où l’on retrouve cette imagerie démente et démentielle : celle de la terrifiante figuration du totalitarisme sociétal dévorant, ainsi que cette fusion entre les acteurs, la caméra, et l’espace.
Pas de doute, donc, « Climax » dispose de quoi attirer tous les superlatifs. Mais revenons plutôt sur cette dualité que le film se plait à mécaniser. La dualité, elle est entre la danse, et les dialogues. Les scènes de danse sont filmées à travers de longs plans-séquences, tandis que les séquences de dialogues se composent de nombreux plans fixes, courts, et entrecoupés de noirs. Pourquoi imposer au film cette dualité adressant une véritable fracture à son rythme ? Parce que les dialogues ne véhiculent pas l’harmonie des corps, ne laisse pas respirer cet organisme qu’est la caméra. Certes, comme toujours chez Gaspar Noé, cette dualité est sommaire, pour ne pas dire forcée, et trouve rapidement ses limites. Mais est un bon moyen d’aborder l’argument de l’auteur : celui d’embrasser une danse entre la vie et la mort, entre la jouissance et la mort. On le voit dès la scène d’introduction, ou l’on voit un protagoniste du film marcher ensanglanté dans la neige ; puis, la caméra pivote et nous passons discrètement du blanc de la neige au blanc d’un ciel d’hiver. D’ailleurs, nous retrouvons cette même idée dans la gestion des couleurs, orchestrée comme si il s’agissait là de notes musicales.
Autre dualité, celle entre entre le groupe et l’enfant. À vrai dire, tout ce premier s’articule autour de ce dernier, et vice-versa. Depuis ses débuts, le cinéma de Gaspar Noé a toujours eu un rapport particulier à l’enfance (la romance incestueuse façon Pygmalion/Gallatée dans « Seul contre tous », Monica Bellucci enceinte dans « Irréversible » ou les flashbacks d’« Enter the Void » (et ne parlons pas de « Love » !)), cependant, ici, cette dernière est transmise d’un point de vue purement schématique, donnant au film ses limites en dévoilant son mauvais esprit. Il faut tout de même le dire, « Climax » n’est pas sans être particulièrement amusant, mais ne capte jamais l’intérieur de son emballage mystique, pour se balader dans une prophétie sociale capable, à de nombreuse reprise, de tutoyer le ridicule, s’abandonnant dans cette danse névrotique. Vient à alors l’irréversible sentiment d’un profond malaise, dans les entrailles de ce film d’épouvante déguisé, comme si Noé, en tant que réalisateur, enfonçait le clou de sa métaphysique neuneu lors de la scène finale : une porte s’ouvre, laissant une intense lumière blanche pénétrer le carnage, tandis qu’un visage en gros plan se laisse lentement happer par un fondu au blanc. Une scène finale d’une inexplicable pauvreté, où les lubies esthétiques ne suffisent plus à créer une quelconque émotions, ni même un sentiment érotique, ou tragique. Seulement un déplaisir constant.
Comme Gaspar Noé, et faisons nous plaisir en déclarant que « Climax » est d’emblée à considérer comme une agression. Pas de le sens où le film se montre amicalement choquant, mais dans le sens ou celui-ci est ni plus ni moins qu’un refus du cinéma. « Climax », c’est du non-cinéma, plongeant son spectateur dans un cocon d’impuissance et de malaise intense, où se dérèglent notre rapport au sadisme et à la mort. Mais bon, tout était dans le titre. Dantesque.