Après Histoire de ma mort (2013) et La Mort de Louis XIV (2016), Albert Serra revient avec Liberté, un autre film historique se déroulant au 17ème siècle. Le metteur en scène justifie ce choix : "Peut-être par besoin de jeter un regard différent, plus distant, sur le mal-être que nous vivons en ce moment sur la sexualité. Demander aux libertins français du XVIIIe siècle de nous regarder. Trouver dans leurs attitudes un détail, un fragment, quelque chose qui permette au film de traverser les siècles, jusqu’à aboutir au trash contemporain. C’est un film en costumes, mais c’est peut-être aussi un film sur certaines discothèques à Berlin, ou ailleurs. Ces endroits où on retrouve ce même cruising érotique, où il n’y a aucun nivellement par la hiérarchie, il n’y a plus de moches ou de beaux, homme ou femme, riche ou pauvre, maître ou serviteur, tout est interchangeable, sans aucune contrainte de vanité : il y a des corps, des flux, du désir. Tu es enfin en mesure de t’oublier toi-même. C’est très très contemporain, comme idéal."
L’idée, au départ, était pour Albert Serra de faire un film sombre. Repartir de la pièce de théâtre sur le désir que le réalisateur avait montée en 2018 à Berlin, pour créer une fiction d’abord inoffensive, qui s'enfonce ensuite petit à petit dans le trash contemporain. "Le théâtre est ce qu’il est, parfois encore de carton-pâte. Au cinéma, je savais que je pouvais aller plus loin, interroger plus en profondeur le désir, le mal-être lié au désir. Et j’ai eu cette idée d’un cruising (un terrain de chasse sexuel), d’un cruising historique… Des gens qui sont chassés de la Cour en 1774, à la mort de Louis XV, qui était un grand débauché. Louis XVI les fait chasser, pour mettre un peu d’ordre dans tout cela", précise-t-il.
Le film, par le travail sur l’ombre et sur le hors-champ sonore qui a été effectué, laisse une très grande place au spectateur, lequel est un peu comme Sade lorsqu'il écrit à sa femme depuis sa cellule « Vous m’avez fait former des fantômes qu’il faudra que je réalise… ». Albert Serra raconte à ce sujet : "Tout le montage est exactement pensé pour ça. Il n’y a aucune ellipse. On est dans le flux. Le hors-champ décide de tout. Nous tournions dans la continuité, ce qui fait qu’on avait presque trois cents heures de rushes, pour un film qui fait, au final, 2h12. Le montage a pris des mois. Des scènes entières ont disparu. La structure narrative est celle de la mécanique sérielle, il n’y a aucune émotion morale (rires). C’est l’anti-climax, c’est artificiel mais organique, ça vient de l’avant-garde mais j’espère que je m’éloigne d’un minimalisme (« grandiose » quand même) que j’avais pu pratiquer un peu à mes débuts."
Albert Serra a voulu que le film agisse physiquement sur le spectateur, qu’il produise l’effet de sidération que l’on peut avoir au sortir d’une boîte de nuit au petit matin. Il développe : "Un film mental, où tu ne saurais plus distinguer ce que tu as vu de ce que tu as entendu ou de ce que tu as imaginé. Vous faites la mise en scène, avec moi. Parfois, nous sommes les voyeurs, parfois ce sont eux qui nous regardent et nous interpellent. Peut-être qu’ils nous surveillent, qu’ils scrutent nos réactions. Le tournage lui-même était une expérience. Nous avons tourné dix-neuf jours, au Portugal, en septembre (l’idée du film est née à Cannes l’année dernière), le choix du Portugal est très simple : il fallait un endroit chaud où, en septembre, il ne fasse pas encore trop frais, pour ne pas gêner plus encore les acteurs. D’ailleurs il faudrait dire plutôt dix-neuf nuits car en dehors du prologue, tout le tournage a été nocturne. Avec cette forêt, ces arbres, qui peuvent rappeler le Parc-aux-cerfs à Versailles, ou, plus proches de nous, les lieux de drague de L’Inconnu du lac, d’Alain Guiraudie."