Pour l’Eternité n’est pas un film. C’est un grand diaporama. Et pourtant c’est bien du cinéma. Du bon cinéma. Du septième art. De l’art. De l’art tel que je l’aime, et que d’autres ont bien évidemment le droit de détester.
Un diaporama où se succèdent des plans fixes au grand angle. Des tableaux animés. Peu animés. Mais ce peu d’animation est infiniment plus fort que les débauches cinétiques du cinéma de grande consommation. Mais ces tableaux sont denses dans leur dépouillement, profonds dans leur sobriété. Edward Hopper devenu adepte du pastel, avec quelques accents de Paul Delvaux ou de Chirico. A chaque fois ou presque, un petit univers clos, mais jamais complètement (chambre avec fenêtre, salle de restaurant, coin de ville, quai de gare…), et parfois, comme sur le plan ultime, de grands espaces. Mais, de toute façon, toujours une profondeur de champ habitée, ou un hors champ qui interpelle.
Le propos de cette œuvre est d’une simplicité déconcertante et d’une ambition extrême. La vie. La vie telle qu’on peut la voir. Voir la vie, des individus, dans le monde. La réalité décousue et finalement poétique de l’existence. Un peu comme dans l’excellent Paterson de Jarmusch, mais avec des partis pris esthétique et narratif plus jusqu’au boutistes. Un Jarmusch qui aurait fréquenté Beckett et Ionesco. Beckett pour ses personnages tellement humbles, dérisoires, dans un univers tellement gris. Ionesco pour ses dialogues transpirant l’incommunicabilité. Et peut-être Brecht aussi, pour la distanciation que le film (utilisons tout de même ce terme) nous invite à adopter. On ne s’approche jamais des personnages, visuellement, et pourtant notre proximité est évidente, par et pour l’esprit.
La narratrice intervient sporadiquement et sobrement, presque sur chaque tableau, selon une vaste anaphore qui structure l’ensemble de l’œuvre : « J’ai vu une femme qui », « J’ai vu un homme qui… ». Et, finalement, s’interroger sur ce « je » qui a vu, en même temps que sur ce que nous voyons, contribue à la profondeur du tout, à l’interrogation existentielle…
Ces hommes et ces femmes qui ont été vus et que nous voyons, nous renvoient à l’essence de l’humain. De l’humain émotionnel et métaphysique en même temps. Jalousie, gaité, déréliction, amour, solitude, admiration… Nous observons, nous nous observons, dans un irréalisme qui ôte largement le voile de l’illusion – puisqu’il n’y a rien de plus illusoire, dans le sens trompeur du mot, que le réalisme et ses codes. Dans une intemporalité aux apparences désuètes. Devant l’étal du poissonnier, un mari gifle sa femme et lui clame son amour. Des jeunes filles dansent sur un chemin sous des regards bienveillants. Un serveur renverse du vin. Une femme enlève ses chaussures dont l’une a perdu son talon. Hitler, muet, écoute dans son bunker les bombardements qui se rapprochent… Et puis quelques personnages sont récurrents. Il y a cet homme vieillissant qui sent qu’il a raté sa vie en se comparant à son ancien camarade de classe : un loser devenu titulaire d’un doctorat et qui désormais ne lui adresse plus la parole. Il y a ce prêtre décati et névrosé ayant perdu la foi.
Et puis l’humour, discret, sombre ou joueur, c’est selon. Qui va se nicher jusque dans tel ou tel procédé comique vidé de sa drôlerie (Beckett, encore ?)…
La vie humaine est absurde, mais le dire… ou mieux : le montrer… lui donne enfin sens, peut-être, jusqu’à l’exaltation, jusqu’à l’élévation, comme celle des deux amoureux flottant au-dessus d’une ville en ruines dans une étreinte angélique et surréelle.
Que passent leur chemin ceux qui aiment le cinéma dans lequel on opte pour le montage à la mitraillette, le scénario répondant au cahier des charges d’un fast food, les effets spéciaux les plus scotchants et les intentions artistiques limitées au désir inconscient – ou non – d’abrutissement. Amateurs de Fast and Furious, Pour l’éternité vous fera mourir d’ennui et vous fera même probablement pousser des cris de dégoût méprisant. Mais à ceux qui ne répugnent pas à sortir des routines et des zones de confort : osez Pour l’Eternité, c’est une belle expérience.