À mi-chemin entre « Le Phare » de Tristan Corbière et Les Feux de la Mer – la dimension documentaire d’État en moins – de Jean Epstein, The Lighthouse s’érige comme la nouvelle référence du cinéma d’horreur contemporain tout en confirmant le talent de son cinéaste, Robert Eggers. Car le cinéma de ce dernier, composé pour l’instant de deux films, réussit à donner vie à une peur atemporelle, inscrite dans une époque déterminée mais pourvue d’une virtuosité technique qui la raccorde au temps présent. L’ancrage historique est toujours flottant chez Eggers, il n’est pas plaqué mais seulement vécu par des personnages contraints d’organiser leur existence parmi des paysages désolés dont se dégage une atmosphère de fin du monde, comme si les rituels répétés jour après jour participaient d’une entrée en religion placée sous le signe du chaos, du naufrage. La partition musicale et sonore de Mark Korven décuple la puissance traumatique des images, aidée par le son incessant des sirènes. Dès lors, nous pénétrons dans le phare par sa base que nous explorons avant de grimper progressivement les marches, l’une après l’autre, jusqu’à la lumière. La progression du récit suit le passage de l’obscurité à la clarté, de la vie nouvelle entamée sur ce rocher isolé à l’absorption, à la dévotion, à la dévoration. Quête de la lumière, quête de la vérité, quête de la femme. Le phare devient l’incarnation de cette quête priapique où la taille – physique, métaphysique – de Winslow grandit, grandit jusqu’à dominer l’autre, le réduire en domesticité, l’enterrer vivant. C’est un phallus à l’érection progressive et qui trouve dans le déchaînement de la mer alentour ce qu’il lui faut de puissance pour jouir. Le film est ainsi traversé par le fluide et les flux : l’eau environnante, l’alcool qui coule à flots, l’urine soit dans le pot de chambre soit à côté, le sperme dont les décharges se font toujours plus brutales. Aussi voit-on le phare se couvrir de peinture blanche, ce même blanc qui macule le visage du beau Robert Pattinson une fois tombé au sol, ce même blanc qui fait office d’écran de transition entre la révélation et la vanité aux mouettes affamées. Œuvre fétichiste et initiatique, The Lighthouse brosse le portrait d’une humanité à bout de souffle qui se cantonne à ses fonctions vitales, soit boire, manger, dormir. Les personnages sont des corps sales et puants, Thomas pète à tout bout de champ, Winslow reçoit le contenu de deux pots de chambre qu’il a jeté dans les vents contraires. Mais surtout, ces hommes se définissent par leur solitude profonde que seule la fiction peut résoudre : donc on boit, on raconte n’importe quoi, au risque de s’inventer plusieurs vies différentes et antagonistes, de perdre sa jambe de diverses façons. On se cache sous une table pour rire comme des baleines, on se casse la figure, on manque de s’embrasser. Le film pense sa mise en scène comme le réceptacle des frustrations de notre duo (et en particulier du nouveau venu), le conservatoire d’une mythologie marine où jaillissent Neptune, les légendes populaires et l’esprit des marins disparus en mer. Ce faisant, il compose un puissant éloge des pouvoirs hallucinatoires de la fiction, capable de recréer un microcosme là où il n’y a qu’isolement et souffrance. L’art devient le pendant de la schizophrénie. La splendeur de chacun de ses plans envoûte un spectateur qui n’en croit pas ses yeux, avait oublié que le cinéma pouvait atteindre une telle beauté noire, assassinée. Porté par deux acteurs au sommet, aussi percutants que terrifiants, The Lighthouse est un puits de lumière, un kaléidoscope d’images cauchemardesques et fascinantes qui grave la rétine et attrape le spectateur pour ne le lâcher qu’au générique de fin.