Il ne faut pas sous-estimer Ma. Car sous le laconisme de son titre se cache une vie violée dont le douloureux souvenir se sera chargé, avec le temps, d’une farouche volonté de vengeance. Et cette vengeance, qui tend à se dévoiler à mesure que le filet se resserre, se pense à distance, d’une génération à l’autre, de la même manière que procédait Freddy Krueger dans Les Griffes de la Nuit. Ainsi, les persécutés apparaissent comme les reflets exacts des persécuteurs d’autrefois : une vaste collection d’adolescents interchangeables dont le souci de paraître prend le pas sur tout le reste, et que l’alcool attire, garde captifs. Toutefois, la réparation de l’humiliation ne va pas sans la peinture en creux d’une détresse affective : voici venir une mère qui séquestre sa fille par peur de la voir à son tour abusée par celles et ceux de son âge ; son alliance ne la relie à personne, sinon au mari qui est parti. Son doigt a gonflé, pas moyen de l’enlever. Signe plutôt de son incapacité à passer l’éponge et recommencer une nouvelle vie. Il faudra, pour cela, un incendie : se consumer, renaître de ses cendres. Mais avant le sacrifice, acheter de l’alcool, offrir un toit, devenir un lieu de rendez-vous, exister aux yeux des autres. « Tout le monde est ici », affirme-t-elle fièrement. Aussi Ma détourne-t-il les codes du teen movie traditionnel : la fameuse party réservée aux adolescents devient une construction orchestrée par celle que l’on a privé de ces moments de convivialité, et que la technologie rend omniprésente, trop présente même. Des vidéos pullulent sur les réseaux sociaux, gangrènent les portables. Le film met en scène un envahissement de la sphère privée par un monstre vengeur qui se masque sous une pluralité d’écrans, jouant tantôt la malade éplorée tantôt la meilleure amie tantôt la mère aux conseils attentionnés. Le souci, c’est que le cumul empêche logiquement Sue Ann de se conformer à un moule qu’elle touche du doigt, caresse dans ses pensées ou à l’aide d’un fer à repasser, mais dans lequel elle ne rentrera jamais. Voir les adolescents séquestrés reliés entre eux par un casque transpose l’image d’un monstre qui pompe l’énergie de la jeunesse ; la transfusion sanguine doublée de l’hémorragie fonctionne d’une manière similaire. Car Sue Ann est d’abord un corps hors des canons de beauté, un corps aux formes prononcées et lunetté que l’on ne considère guère pour son potentiel érotique, sinon dans l’espoir d’en tirer quelques faveurs dégradantes. Son attirance pour les corps parfaits s’explique aisément, la haine se nourrissant d’un amour blessé. De même que son emploi de vétérinaire. Elle soigne les animaux comme elle a su prendre soin de son camarade de classe étant jeune ; l’humain est une bête qu’il est facile de berner : un piège, de l’alcool, un capteur, et le tour est joué. Il ne faut pas sous-estimer Ma. Car en dépit d’un segment final où la dégueulasserie vaine prend le pas sur l’épouvante à proprement parler, le film ménage ses effets, construit ses scènes comme dans le miroir de deux générations – nous n’avons de cesse de passer des parents aux enfants, le montage se faisant alors brutal pour accroître la porosité entre ces deux âges – et se saisit du visage rondouillet et bienveillant d’Octavia Spencer afin d’en révéler progressivement les cicatrices que seul un incendie pourra guérir. Après La Couleur des Sentiments, Tate Taylor continue donc d’explorer les facettes de son actrice avec talent, réalise une œuvre inattendue et originale que nous aurions tort de bouder.