Pour leur troisième réalisation, les frères Coen, en 1990, s’attèlent au film noir, dramaturgie de la pègre alors que sévit sur l’Amérique des assoiffés la prohibition ayant fait la fortune des plus grands criminels du pays. Sans repère géographique, avec un certain romantisme, avec un humour noir et une science de l’intrigue à tiroir comme du dialogue, les frères Coen viennent faire la leçon, sans ambition historique et sans même une quelconque grandiloquence, à toute la profession. Si effusion de sang il y a dans Miller’s Crossing, c’est d’avantage la subtilité qui régit l’approche du genre par des frères cinéastes ayant déjà acquis leur indépendance artistique. Bavard, excessivement bavard, leur film est un drôle de prototype face aux poids lourds du genre, une succession d’altercations, de manipulations et de non-dits, d’intrigues sous-jacentes, l’histoire d’un stratagème pour l’obtention ou la préservation du pouvoir criminel dans un contexte définit comme étant chaotique sur le plan judiciaire. Tel un balle de Ping-Pong, le personnage principal souffre, trompe et martyrise par l’esprit toute la voyoucratie locale, avec panache et finesse.
Oui, Miller’s Crossing n’est pas un long qui s’adresse à la masse volumineuse des amateurs du film noir, mais d’abord à un public averti des atouts et des manœuvres de frères cinéastes, imbattable lorsqu’il s’agit d’évoquer plutôt que de montrer, habiles comme personne à l’écriture. Les acteurs, dont Gabriel Byrne officiant comme le ténor des complots multiples, citons aussi Jon Polito, impeccable, ou encore John Turturro, sont des pantins malléables dans les pattes de narrateurs qui usent et abusent des faiblesses et des forces de chacun. Ce qui s’avère fascinant ici, au vu de la carrière des frères Coen, s’est que le manipulateur, homme de sang-froid agissant dans l’ombre, petit malin sans scrupules, est aussi un looser, cet individu qui souffre et subit, qui encaisse les coups mais ne peut pas les rendre, celui qui endosse la responsabilités des échecs et qui tombe parfois dans ses propres pièges. A l’image des personnages emblématiques de la filmographie des Coen, le personnage de Gabriel Byrne est un paradoxe ambulant, un savant mélange vivant de malice, de pouvoir et de fragilité, de bêtise.
C’est donc avec le regard d’un admirateur que je me repenche, 25 ans après ses premières apparitions, sur Miller’s Crossing, objet adoré ou détesté qui trouve tout de même logiquement sa place dans une filmographique légendaire, de par ses paradoxes, de par ses dialogues savoureux et de par son intrigue épineuse. Oui, coté narration, il s’agira de ne pas s’égarer, les protagonistes étant des noms bien avant d’être des visages, les entreprises de chacun n’étant que définies par la suite. Savoureux, c’est sans conteste le terme qui définit ce bal de la tromperie, ce jeu de pouvoir qui n’aurait pas démérité sur les planches. Oui, il est en effet rare qu’un film puisse être conçu comme une pièce de théâtre, sans modèle. Un vrai tour de force.
Voilà donc un inévitable film noir, un maillon essentiel dans la filmographie des Coen, réalisé quelques années seulement avant l’immense Fargo et juste après l’excellent Arizona Junior. L’histoire du cinéma laissera sans doute une petite place pour ce polar unique, cette petite guerre à l’usure entre gangsters des années 20, avec autodérision, humour et mélancholie à l’appui. Notons au passage que quelques scènes sont devenues cultes, comme la tentative de meurtre à domicile du dénommé Léo ou encore les suppliques du condamné par John Turturro. Tout le monde n’aimera pas, certes, mais peu importe. On ne peut rien dire à quelqu’un qui n’aime pas le chocolat pour lui faire changer d’avis. Ça en fera plus pour les autres. 17/20