Maxime essaie de joindre son frère mais tombe sur le répondeur. Il marche sur un parking, la caméra le filme en gros plan. Un chien passe dans le flou derrière lui, la caméra prend la peine de suivre son mouvement, un mouvement de passage de part et d’autre du cadre. De la droite vers la gauche. Ce chien, nous le retrouvons plus loin, lors d’une fête : il traverse la rue, du trottoir de gauche à celui de droite. Direction différente parce que personnage différent : dans le premier cas, Maxime ; dans le second, Matthias.
Un détail comme celui-ci permet d’entrer dans le nouveau long-métrage de Xavier Dolan en soulignant d’emblée l’intérêt qu’il porte aux symboles et la virtuosité dramatique qu’il en tire. Deux êtres similaires mais séparés par l’orientation que prennent leurs mouvements. Maxime se projette dans un ailleurs où il pourrait renaître et, peut-on penser, faire le deuil de son amour impossible : c’est l’Australie, terre à l’autre bout du monde. Et il ne reviendra pas pour Noël. Matthias, quant à lui, gravit les échelons de la bureaucratie : son monde est régi par l’ordre, par ces murs qui structurent l’espace et l’enferment dans une collection de postures. Comme Maxime d’ailleurs. Là se tient le nerf dramatique du film : dans la capacité qu’a Dolan de saisir l’asphyxie réciproque de deux amis figés malgré eux dans des rôles en désaccord avec leur nature intérieure. Une nature sauvage, bestiale, animale parce que sexuelle, à l’image du chien solitaire. Tous deux jouent le jeu de l’hétérosexualité, tous les deux jouent le jeu de l’amitié. Il suffit d’un baiser, il suffit d’une fiction, et la bulle éclate.
Matthias & Maxime repose sur l’indicible adieu à celui qu’on est et à celui qu’on aime, dans cette vertigineuse interdépendance qui unit les deux hommes : un dessin de classe primaire prophétisait déjà, alors qu’ils n’avaient que sept ans, le trajet en voiture qu’ils effectuent au début du film. Trajet qui confronte Maxime au modèle de la famille idéale, composée du mari, de l’épouse et des deux enfants. Le découpage en chapitres chronologiques situent l’action par rapport à l’issue qui nous est révélée d’emblée, par rapport à ce départ pour l’étranger ; l’œuvre se fait aussitôt tragédie et suit les personnages se débattre ou s’ébattre avec une profonde mélancolie, jusqu’à enfin remédier au fatum par l’acceptation de soi.
Pour y parvenir, il aura fallu démasquer l’hypocrisie ambiante qu’incarne McAfee, dont le nom d’antivirus trahit avec ironie la corruption des êtres contraints. Rythmée par une fameuse chanson des Pet Shop Boys, son entrée en scène le peint sous les traits d’un jeune arrogant dont l’hétérosexualité repose sur deux choses : d’une part, une insatisfaction sexuelle qui le transforme en chasseur de femmes-objets – voir la scène dans la boîte de striptease avec Britney Spears en toile de fond – et qui témoigne, peut-être, d’un échec de la vie de famille traditionnel telles ces mères sans maris qui se réunissent ; d’autre part la volonté de rechercher le contact physique, de parler fort, de toucher Matthias comme pour conjurer la tentation du même aussitôt rejeté. McAfee affecte Matthias parce qu’il incarne la projection vénéneuse de l’homme qu’il risquerait de devenir, un mari forcé de retirer son alliance pour suivre de son regard libidineux des showgirls en représentation. Matthias est au carrefour de son existence. Tout comme Maxime, d’ailleurs. Ils sont ce chien traversant le trottoir, allant d’une rive à l’autre tel le nageur qui se purge au moyen d’un effort harassant. Ils sont perdus. Courent dans les rues à la recherche de l’autre, cherchent à se fuir eux-mêmes, en vain.
Le déni de soi, voilà ce qui menace nos deux amis. Et Dolan le file par le biais d’un réseau métaphorique des plus denses : la mère de Maxime ne reconnaît pas qu’elle radote, la mère de Matthias reproche à son amie d’écrire trop petit ; nous la voyons ajuster ses lunettes, persuadée d’être la dupe de ses bonnes copines. Toutes deux sont les victimes de leur nature : névrose pour la première, vieillesse pour l’autre. Les garçons ont grandi d’un coup, on n’a rien vu venir.
Parce qu’ils sont spectateurs de cette sclérose identitaire, nos héros composent avec leur sauvagerie fondamentale, cette animalité qui s’exprime par des corps-à-corps et des coups. Un rapport conflictuel unit l’ensemble des personnages, tantôt amicaux – la camaraderie des soirées, les querelles entre frère et sœur – tantôt violents – Maxime et sa mère. Nuire à autrui semble constituer la seule marque (paradoxale) qu’ils peuvent donner de leur amour. Matthias & Maxime s’intéresse donc à l’incommunicabilité du sentiment amoureux défini comme un dialogue de sauvagerie. Comment dire adieu à celui qu’on hait parce qu’on l’aime de plusieurs amours entremêlées et qu’il est pénible de détricoter ? Un adieu par l’absence, par le silence et les larmes solitaires, toujours plus loquace que de longs discours. Ce faisant, Xavier Dolan met en scène un temps de transition qu’il est rare de voir sur grand écran, ce temps sans âge où les adultes doivent se séparer et se ranger, endeuillés d’une amitié encore vive ; toutefois, la sauvagerie qu’il y donne manifeste le refus de renoncer au bonheur.
Le film est, en fin de compte, un cri de révolte sourd qui n’arrête pas de résonner en l’autre : « on trouvera une façon de communiquer, on sera reliés différemment » assure Matthias. Pour y parvenir : revenir à l’état sauvage. Détoner en soirée. Briser un miroir de son poing. Hurler sur sa mère. Cette sauvagerie primale raccorde Matthias & Maxime à Tom à la Ferme : il n’y a que par le conflit et la lutte que les identités se construisent, il n’y a que par les blessures (apparentes ou divulguées) que la lumière perce les corps et irradie les cœurs. Pour disparaître, la tache de naissance a besoin d’être recouverte par le sang d’une blessure au front, elle doit être humiliée lors de la soirée d’adieu. Pour recoller les morceaux et laver son for intérieur des incertitudes, il aura fallu deux saisons. Pour renaître, l’automne puis l’hiver. Le cinéma de Xavier Dolan, quant à lui, resplendit sous le soleil du génie : des étincelles encore et toujours, jusqu’à embras(s)er l’écran de projection. Une définition du sublime telle que seul Dolan sait en proposer, une réflexion puissante sur la difficulté d’être homosexuel et de s’affirmer comme tel.