Lille, jeudi 20 décembre 2018.
Avant-première de l’incroyable histoire du facteur Cheval en présence du réalisateur Nils Tavernier et de Jacques Gamblin.
A ne pas connaître l’histoire du facteur Cheval, l’incroyable histoire de Nils Tavernier a de quoi séduire un large public de béotiens. Le film se constitue d’être une belle oeuvre sur le plan de la technique et de la romance. Tout est lissé du mystère porté par Jacques Gamblin dans le rôle du facteur de la communication sans parole. L’ombre portée de la mort, si importante dans la vie réelle du préposé aux futures P&T, y est masquée des mimiques d’un jeu d’acteur millimétré. Une démarche saccadée et empruntée qui parle sans mots de la dimension psychorigide.
Jacques facteur de Gamblin = acteur magistral.
La pellicule se déploie ici, en vitesse de lenteur où l’on ne s’ennuie pas d’une seule image, tant la caméra et la photo s’infiltrent en douceur dans le quotidien d’un homme qui parcourt plus de trente kilomètres à pied tous les jours et, se chargeant de pierres, travaille jusque au bout de la nuit sans alcool dans le seul droit fil que vouloir c’est pouvoir.
Les tics de façade de Jacques, en écho à ceux du palais idéal, c’est le premier trait de l’obsession du facteur. Et à ceci s’ajoute, l’improbable bonheur pour l’époque, d’un mariage de seconde noces. Lætitia Casta est impériale dans son rôle de traductrice de la vergogne poétique de celui qui fut assigné, dans les premiers temps de la construction de son art aussi brut que naïf, au statut de fou du village. Instant majeur du film, où en réponse à son fils, le facteur Cheval demande s’il reste des oignons. Lætitia Philomène est là ( à l’opposée de l’image stalinienne qui la représente sur l’affiche du film !) et translate le message : “il est content�.
Ainsi se déroule ce biopic, à la fois tout en mensonges, et criant de la vérité de la rencontre d’amour entre un homme et une femme. Ici, c’est la femme qui dirige, comprend et saisit l’homme de son choix par statut de veuve interposée. Elle va soutenir le poète architecte dans toute la distance nécessaire qu’il faut imposer lorsque l’on vit avec un fêlé de la vie. Ceux qui laissent filtrer la lumière par leurs yeux, dans la confrontation qu’ils ont avec eux-mêmes et à travers les éléments de la nature omniprésente de la Drôme des collines. Cette Drôme, qui par alluvions marins et allusions taquines se pose en question : comme une recherche de reconstitution du ventre de la mère ?
La vérité historique du facteur Cheval est d’être un petit Poucet de l’architecture, qui au lieu de semer petits cailloux, les rassemblent et les ramassent. Chemin de croix d’une dette à payer : un cœur de Pierre forgé de la souffrance existentielle ? - une émotion bloquée - Image christique du combat contre la mort du facteur : établir en son palais sa propre tombe et celle des siens afin que toute la famille soit réunie. En écho à des parents trop vite disparus ? Du palais idéal - en tant que vaccin d’accès à l’éternité - au tombeau dans le cimetière de Hauterives, il y a un fil logique de toute une vie de lutte envers les injustes aléas nécessaires de la vie qui va.
Petit Poucet éperdu et balisé du chemin de son travail. Il trébuche et se rappelle au rêve. Mais Cheval est aussi un grand poète, puisque après quelques années de dur labeur, l’écriture, à la suite de ce qui s’érige en château,grottes et mille recoins du pulsionnel animal et sacré multiculturel, devient soutien du personnage. C’est un aspect gommé dans le film. Il n’y est fait que référence à l’écriture d’une biographie. Mais cette écriture est singulière, car elle contient en son sein une prose où Cheval tend à expliciter son œuvre:
L’hiver comme l’été
Nuit et jour j’ai marché
J’ai parcouru la plaine les coteaux
De même que le ruisseau
Pour rapporter la pierre dure
Ciselée par la nature
C’est mon dos qui a payé l’écot
J’ai tout bravé, même la mort.
Cheval répond ainsi à Émile Roux qui avait poétisé ainsi son œuvre:
Ton idéal, ton palais
C'est de l'art, c'est du rêve et c'est de l'énergie.
L'extase d'un beau songe et le prix de l'effort,
Dans la réalité tu gravas la magie…
Son œuvre ainsi nommée, Cheval accède lui-même à une part de langage qui manifestement lui était interdite. Et reprendra les mots du poète pour désigner son œuvre.
Ce qu’il faut savoir - et que le film ne dit pas - c’est que dans ses jeunes années, Ferdinand n’a été que très peu à l’école. Il écrit phonétiquement et ne se dépatouille que très mal du langage maternel. Sans doute aujourd’hui, bénéficierait-il de quelques séances chez un orthophoniste et l’artiste en lui en viendrait peut-être à disparaître…!
Dès lors, que l’on me permette donc de douter, contrairement à ce qui a pu être dit lors du débat, que le facteur Cheval soit étiqueté d’un autisme Asperger. C’est un effet de moderie trop facile. Il n’y a à voir chez lui, que l’histoire simple d’un homme confronté aux affres de la vie. Un homme qui se balance certes entre névrose obsessionnelle et psychose lacanienne, mais qui accomplit aussi son individuation dans ce qu’il a de plus singulier.
Il y a en tout état de cause, à pardonner au réalisateur, les quelques imprécisions de son histoire incroyable. C’est surtout le titre qui indispose car c’est la loi du genre Biopic de s’exposer au risque de la création d’un mythe infondé. Ce n’est pas un bon service que de falsifier - même au prix de la cause du cinéma - l’histoire d’un destin. Mais mon discours ne vaut qu’à l’adresse des générations futures trop enclines à croire aux facilités de l’existence. Pour le reste il y a œuvre de fiction réussie. Et lorsque Nils Tavernier, à la sempiternelle question rasoir et barbante de la difficulté d’être “fisse d’eux“, répond dans la demie teinte d’une bonne et mauvaise grâce, il montre l’humanité qui le gouverne. Ainsi se rejoignent, le christique du facteur et celui du réalisateur. Cheval, à ne pas vouloir sauver le monde, indique le chemin au cinéaste. Et il en ressort que d’avoir nié la poésie de Ferdinand, Nils a mis en exergue la sienne de par l’objet regard qu’il pose délicatement sur ce biopic. C’est une belle façon de tuer le père !
Quand à moi, je retourne à mon antre de cahier, et dédie cette petite brouettée de plume à tous ceux qui iront voir le film:
Préposé pété t’es ! Tu es noble conquête,
Ton architecturé est un bonheur de faite.
Tu es Cheval facteur par ta si longue quête,
au palais de tes peurs, la mort en est défaite !
Heureux comme un Ulysse qui comblait son naufrage,
dans l’éternel tu glisses, dans l’ode là des âges,
Ainsi par quelques vers, je viens te rendre hommage,
dans l’au-delà des cieux, tu es le roi des mages.
Poète ou bien facteur, peu importe le pied,
L’essentiel dans la vie, c’est le fait d’avancer…
Tian