« Ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits », dit Jésus en s’adressant au Père dans l’évangile de Luc (10, 21). C’est probablement la citation des évangiles qui convient le mieux au nouveau film de Bruno Dumont, deuxième partie de son diptyque sur Jeanne d’Arc. A sa sortie en septembre 2017, le premier volet, sur l’enfance de la bergère de Domrémy, avait surpris par son dépouillement et ses audaces stylistiques. Les scènes chantées, sur une musique tonitruante d’Igorrr, donnaient au film un côté déjanté qui pouvait rebuter certains. Pour ma part, j’avais été séduit, ne serait-ce que parce que le réalisateur avait puisé son inspiration chez Charles Péguy et avait réussi, nonobstant les ruptures de ton dues à la musique, à donner au film une expression et un contenu faisant songer aux mystères tels qu’on les proposait au Moyen-Âge, par exemple sur le parvis des églises. Il y avait quelque chose de cet ordre-là, qui s’accordait à merveille avec les textes de Péguy.
Cette analyse reste pertinente pour ce qui concerne le film qui sort aujourd’hui, même si, par la force des choses, celui-ci apparaît un peu moins dépouillé que le premier volet. Comme il s’agit, cette fois-ci, de mettre en scène Jeanne au cours des batailles puis au cours de son procès, il a fallu filmer des hommes en armes, des chevaux caparaçonnés, des hommes d’Eglise avec leurs vêtements de fonction et, dans la deuxième partie, user du décor grandiose d’une cathédrale (Amiens ?), ce qui donne lieu à de superbes prises de vue. Cela étant dit, Bruno Dumont ne s’encombre, pas plus que dans le Jeannette de 2017, de la vraisemblance des décors : les scènes de guerre sont toutes filmées dans le paysage de dunes qui avait déjà servi pour le film précédent et, lorsque Jeanne est filmé dans sa prison, en fait de cellule elle est enfermée derrière la grille d’un bunker ! Si, au premier abord, Jeanne peut sembler moins insolite que Jeannette, ce n’est qu’apparence. Le film qui sort aujourd’hui est tout aussi audacieux que le précédent, et il est encore plus séduisant, ne serait-ce que parce que c’est à Christophe qu’a été confiée la musique de ce deuxième volet et non plus à Igorrr. Or, toutes les parties musicales de Jeanne comptent parmi les grandes réussites du film (et réservent une belle surprise lorsque le visage jusque là caché d’un des juges de la pucelle se relève et montre son identité). On ne peut qu’être subjugué, par exemple, lorsque, alors que doit avoir lieu une bataille, on assiste, en guise de combat, à un étonnant ballet équestre. C’est une des séquences les plus admirables du film.
C’est donc un mystère qu’a, à nouveau, filmé le réalisateur, mettant sur les lèvres des différents protagonistes les mots de Péguy. Un mystère d’autant plus insondable et d’autant plus fascinant que c’est celui de Jeanne en personne. Jeanne qui a gardé un cœur d’enfant. Ce mystère de l’enfance spirituelle, Bruno Dumont a eu l’idée sublime de le confier à la même toute jeune actrice qui jouait dans Jeannette : Lise Leplat Prudhomme. Une interprète d’une dizaine d’années pour jouer le rôle de Jeanne d’Arc ? Cela n’a rien de saugrenu, non, au contraire, c’est une idée que je trouve éblouissante. Dès la première partie du film, on le ressent très fortement chaque fois qu’apparaît celui qui est l’exact contraire de Jeanne : Gilles de Rais, dont on connaît le funeste destin. Et, bien sûr, dans la deuxième partie du film, plus austère parce que consacrée au procès, ce sont les juges, évêques et théologiens, qui, par contraste avec Jeanne, exposent les visages de ceux qui ont renié, rejeté, foulé au pied, la grâce de l’enfance : les chefs, les censeurs, les arrogants n’éprouvant que dédain pour celle qu’ils ont juré de déclarer hérétique afin de la faire mettre au bûcher. L’un d’eux, lors d’une des dernières scènes du film, semble presque devenu fou. Comme l’écrivait si bien Georges Bernanos dans un texte que j’ai cité récemment dans sa totalité sur mon blog : « Il y a un complot des grandes personnes contre l'enfance, et il suffit de lire l'Evangile pour s'en rendre compte. Le Bon Dieu a dit aux cardinaux, théologiens, essayistes, romanciers, à tous enfin : "Devenez semblables aux enfants." Et les cardinaux, théologiens, historiens, essayistes, romanciers, répètent de siècle en siècle à l'enfance trahie : "Devenez semblable à nous." ». On ne peut mieux résumer, me semble-t-il, le propos du nouvel et admirable film de Bruno Dumont.