"Cela ne vous regarde pas" : ces mots pleins de détermination sont prononcés par la toute jeune et époustouflante Lise Leplat Prudhomme. Elle incarnait une Jeannette enfant et hésitante, dansant sur la musique d'Igorrr; elle tient désormais tête aux hommes d'église qui la questionnent sans relâche : aucun doute, elle est devenue Jeanne, cette guerrière qui veut bouter les anglais hors de France. En adaptant de nouveau Péguy, Bruno Dumont filme cette fois les batailles et le procès en sorcellerie de la Pucelle d'Orléans dans une forme plus théâtrale que celle qui animait "Jeannette". La théâtralité se manifeste ici dans deux voies : dans la première partie, Jeanne est au centre du décor – les dunes du Nord, que Dumont sait si bien filmer – et doit composer avec des hommes d'état qui vont et viennent pour faire part de leur avis sur l'attitude à adopter avec comme question centrale : faut-il livrer bataille à Paris ? Peu importe ce que pensent tous ces hommes, Jeanne ne se fie qu'à Dieu, et les mots qu'Il lui adresse, elle refuse de les révéler. Regard face caméra, comme transportée par un élan mystique, à l'écoute du Seigneur, Jeanne démontre sa force, quand bien même les légers mouvements d'épaule disent bien la difficulté qu'a la petite Lise à tenir en place – la vérité de l'enfance s'invite dans le film et fait naître une émotion croissante. Le choix de Dumont de choisir une enfant n'est pas historiquement juste mais peu importe tant son actrice parvient à incarner le mythe Jeanne d'Arc : face aux juges dans le second mouvement du film, Dumont joue habilement sur les écarts entre sa petite taille et les silhouettes élancées de ses contradicteurs; le spectateur s'émeut que des hommes sans cœur s'apprêtent à envoyer une petite fille au bûcher mais en même temps cette dernière ne lâche rien. Elle parle fort et ne se laisse pas influencer par les paroles répétitives des opposants; bien qu'elle prenne peu de place, sa présence est telle qu'on ne voit plus qu'elle. À coups de champs-contrechamps tranchants, autre forme d'expression théâtrale, Dumont dynamise une opposition qui vaut moins pour la teneur d'arguments redondants que pour un jeu surprenant sur les intonations, disloquées pour certaines, fixe pour l'autre. Ces variations d'inflexions donnent une tonalité comique, du moins décalée, à un ensemble plutôt austère; toutefois, si l'émotion est au rendez-vous, ce n'est pas uniquement grâce à cette manière si belle qu'a Dumont à filmer son actrice mais c'est aussi par la mise en scène de trouvailles poétiques (un ballet équestre comme représentation d'une bataille) et lyriques (les chansons de Christophe sont sublimes). Ainsi, "Jeanne" est la nouvelle création d'un cinéaste qui a révolutionné son art lors de cette décennie; avec ce film, Bruno Dumont fait une sorte de synthèse de son cinéma dans le sens où la rigueur du montage et du cadre compose avec une impureté – ici, le pari de mêler la drôlerie et le pathétique – sans que la cohérence de l'ensemble ne soit jamais menacée. "Jeanne" reste néanmoins un film plus classique que "Jeannette", superbement inventif et dont le propos est d'une grande clarté.