C'est par ce film (datant de 1943 mais sorti en France en septembre 1945) que la critique française a découvert Hitchcock, lequel sera ensuite rapidement élevé au rang de grand cinéaste par certains jeunes cinéphiles, dont Truffaut. Dans la filmo du réalisateur britannique, L'Ombre d'un doute prend place entre Cinquième Colonne et Lifeboat. C'est sa sixième expérience sur le sol américain depuis son exil, au début de la guerre, et son premier tournage en extérieur, lui qui a toujours oeuvré en studio jusque-là. C'est enfin l'un de ses films préférés. Peut-être parce qu'il y a mis beaucoup de lui, plus que dans aucune autre réalisation : beaucoup d'éléments autobiographiques, beaucoup de sa personnalité, via le personnage interprété par Joseph Cotten, homme paisible mais maniaque, taraudé par une certaine perversité, sous des airs affables et débonnaires... On note, pour l'anecdote, que la jeunesse de cet homme a été marquée, comme celle de Hitchcock, par un accident de vélo. On note aussi que la mère de Charlie (la jeune femme) est prénommée Emma, comme celle du cinéaste, et que son père est passionné par les mystères policiers. Par ailleurs, l'une des thématiques du film, innocence/culpabilité, devenue classique dans l'oeuvre de Hitchcock, entre ici probablement en résonance avec les tourments que connaissait le réalisateur à l'époque, lui qui vivait confortablement loin de son pays en guerre et surtout loin de sa mère qu'il savait malade et qui mourut pendant le tournage. Tout cela joue peut-être sur certains accents de la tonalité générale, entre nostalgie du passé et dégoût du présent (voir le bouquin de Donald Spoto, La Face cachée d'un génie).
Concernant le film proprement dit, ce n'est pas le plus spectaculaire du cinéaste, ni le plus original. Fond et forme compris. Mais c'est un film subtil et habile dans sa progression dramatique, dans sa façon de distiller des petits riens qui modifient peu à peu l'image du personnage principal et les sentiments de sa nièce à son égard : de l'admiration, vaguement amoureuse, à la peur voire l'horreur. C'est un film d'une violence feutrée, qui joue à tout point de vue sur l'ambiguïté et la duplicité : sur un plan individuel et psychologique, mais aussi sur un plan familial et social, via les petits arrangements de la moralité et de la loi avec la respectabilité des apparences. Outre l'ironie finale, il y a ici un propos très dur et très noir sur la société de l'époque : "Tu sais que le monde n'est qu'une porcherie ? Tu sais que si tu arrachais la devanture des maisons, tu ne trouverais que des porcs ?" demande le personnage central à sa nièce... Il est possible d'entendre dans cette tirade et dans son développement quelques pensées personnelles du cinéaste, rarement exprimées aussi frontalement à l'écran.