Pour son troisième long métrage, Jaques Tati reprend les traits de Monsieur Hulot, le vacancier gaffeur de son précèdent film. Ce personnage isolé en périphérie de la foule des stéréotypes du grand Paris avait su conserver l’anonymat de sa vie quotidienne. Cette fois-ci, nous en connaîtrons plus sur le héros au charme discret. Mon oncle est un film de transition pour Tati. Le pittoresque de ses courts et premiers longs métrages côtoie ici la prédominance architecturale de ses derniers films.
Dès le générique, nous pouvons relever une opposition franche entre l’écriture rectiligne figurant sur des pancartes industrielles pour énumérer l’ensemble des ouvreurs du film et le choix de clore avec le titre du film « Mon oncle » gravé à la calligraphie incertaine d’une craie sur un mur qui a subit l’érosion du temps.
Vient ensuite l’image d’une carriole, un symbole de l’ancien monde guidé sur une route bitumée, symbole cette fois-ci du nouveau monde industriel. Au premier plan, un mur est en partie détruit. Il servira de jonction physique et allégorique entre ce que Tati désignait comme « le monde d’il y a vingt ans » et « le monde dans vingt ans ». On pourrait reprocher à Tati de ne pas s’inscrire pleinement dans la réalité en esquissant une lente, mais inéluctable transformation sociale au cœur de la France d’après-guerre à l’instar des maîtres de l’âge d’or japonais qui œuvraient à la même époque avec une grande subtilité. Mais non, l’art de Tati est de forcer le trait pour anticiper les dérives futures qui seront la norme pour les générations à venir. Le moins que l’on puisse dire est que Mon oncle est une remarquable réussite visionnaire. À l’heure où j’écris ces lignes, le monde imaginé par Tati pourrait encore être celui de demain. Avec Stanley Kubrick, il me semble être l’un des rares à travailler de la sorte sur un esthétisme suffisamment personnel et affirmé pour rester hors du temps.
Dans Mon oncle, tout est opposition. Seules les entités caractérisées par une certaine innocence peuvent déambuler facilement d’un monde à l’autre. Il s’agit des canidés qui remontent les caniveaux au début du film pour arriver dans les beaux quartiers aseptisés. Il s’agit aussi de l’enfant qui contrairement aux adultes n’a pas totalement appris à obéir, et enfin de son oncle, Monsieur Hulot, cet homme qui déjà vacancier ne savait jamais être à sa place.
Au sein du monde industrialisé, tout est uniforme et contrôlé. Les marquages au sol délimitent les zones à ne pas dépasser, et les couloirs invisibles à emprunter sans possible débordement. Au cœur des relations, l’absence de communication est meublée par des gestes et quelques mots mettant l’accent sur l’image et la propriété. Il n’y aura pas de discussion matinale pour le couple Arpel, propriétaire d’une villa. La fontaine sera allumée à chaque fois qu’une tierce personne se présentera au portail. En ce monde, l’enfant ne peut s’épanouir car tout désordre est prohibé. Nous sommes à l’heure de la mondialisation, une carte d’un monde en réseau est là pour nous le rappeler. Elle figure à l’arrière du bureau présidentiel de l’industrie spécialisée dans la fabrication de matières plastiques où travaille M. Arpel. Ce bureau est un lieu vaste, mais dénué d’objet. Une impression de vide, de profondeur le caractérise. Dans la villa Arpel, l’impression est identique, mais seulement en apparence. En effet, chaque parcelle est cloisonnée, chaque sentier est délimité et jonché d’emplacements désignés où le pied doit se poser. Cela donne lieu aux plus cocasses des situations. Tati nous gratifie d’étonnants ballets de l’absurde où chaque imprévu provoque des contorsions individuelles et collectives. En un sens, la contorsion est ce qui s’oppose à la normalité du fonctionnement d’un corps humain. Dans ce milieu, Monsieur Hulot est un catalyseur gaffeur. À partir d’un repas organisé au millimètre près, les bourdes de notre héros dérégleront toute la mécanique. À la fin de ce même repas, l’ensemble de l’espace sera investi par les invités.
Autre élément, l’automatisation censée améliorer le confort de vie œuvre ici contre la détente. Chaque objet est exposé comme dans un musée, mais son utilité réelle n’a de cesse d’être remise en question par Tati. L’automatisation ne prend jamais en compte le facteur X. Il suffira qu’un chien passe malencontreusement devant le détecteur pour que les époux Arpel se retrouvent prisonniers dans le garage.
Cependant, Monsieur Hulot a plus d’un tour dans son sac. Comme suggéré, il investi l’espace vide, et s’approprie les objets. Un divan retourné lui sert de lit, mais provoque un désordre que ne peut supporter M. Arpel.
De désordre, il est sans arrêt question pour décrire l’ancien monde, celui où habite Monsieur Hulot. L’uniformité de la villa laisse place à une architecture bariolée. Au marché, tout le monde est mélangé, les individus communiquent, les employés délaissent parfois leur tâche pour jouer pleinement un rôle d’agent social. À l’inverse, les employés industriels exécutent scrupuleusement leurs missions assignées, mais économisent les mots au strict nécessaire. La notion de distanciation sociale qui œuvre dans le nouveau monde n’a aucun sens dans l’ancien.
À la fontaine mécanique de la villa répond un coucou bien vivant sous la fenêtre de Monsieur Hulot.
Toutefois, ce monde foisonnant est amené à disparaître. Des ouvriers démantèlent de vieilles bâtisses. Peu à peu, le monde industrialisé rogne sur un monde où le temps n’était pas encore comptabilisé. À la fin du film, le marché est déserté. Faute de s’acclimater aux automatismes, Monsieur Hulot subira l’inverse de la tendance de son époque : un exode citadin.
Cependant, il reste de l’espoir au cœur de ce bouleversement.
À une époque où l’industrialisation tend au progrès, Tati défend une certaine idée du bien-être en société. L’enfant avait trouvé en son oncle de quoi s’épanouir, ce qui ne lui était pas accordé par son père biologique. Dès le départ de Monsieur Hulot, le père prendra conscience de la complicité qu’il peut forger avec son fils. Cela passera par la blague chère à Tati. Car dans l’ancien monde comme dans le nouveau, la blague est universelle. Il y aura toujours des poteaux à heurter, des automobilistes à duper. Les enfants sont ceux qui trouvent le plus facilement leur voie. L’essentiel n’est pas de pleurer un monde en décrépitude ou de dénigrer le modernisme, mais de trouver une place sans céder aux contraintes sociales. Vivre tout simplement.
Au final, la voiture ne suivra plus la trace imposée par le marquage au sol.
Life in plastic, it’s not fantastic !