Ancien enfant-soldat originaire d'Érythrée, Luce a été adopté à ses dix ans par un couple d'américains modèle et est devenu depuis un brillant lycéen promis à un grand avenir. On le découvre d'ailleurs par l'intermédiaire de ses talents d'orateur lors d'un discours devant l'ensemble d'un lycée, Luce excelle dans cet exercice, il est respecté de ses pairs et du corps enseignant, il est devenu un symbole de réussite parfaite grâce à eux et il les en remercie pour cela.
Mais quelque chose cloche déjà... Les regards échangés entre lui et sa professeur d'histoire, Mme Wilson, ne trompent pas, un devoir que Luce lui a rendu est en train de provoquer un début d'incendie. Alors que l'enseignante avait demandé à ses élèves de se mettre dans la peau d'un personnage historique pour défendre les idées de celui-ci dans un devoir écrit, Luce a choisi d'y incarner la voix de Frantz Fanon, un écrivain qui prônait la violence comme recours prioritaire au colonialisme. Devant ce qu'elle a considéré être un signal d'alarme, Mme Wilson a pris la décision de fouiller le casier de Luce et y a découvert de dangereux feux d'artifice qui corroboraient ses inquiétudes. Lorsqu'elle entre en contact avec sa mère pour la prévenir, elle ignore encore qu'elle vient de s'engager dans une dangereuse partie bras de fer...
On reproche souvent à ce que l'on appelle vulgairement les thrillers domestiques mettant en scène un harcèlement progressif de manquer cruellement d'ambitions, de s'en tenir à un simple jeu du chat et la souris juste bon à déboucher sur des téléfilms de second zone... Eh bien, bonne nouvelle, "Luce" est aux antipodes de cela ! Car, oui, schématiquement (et même si ça fait tout de même bizarre à écrire après l'avoir découvert), on pourrait inscrire le film de Julius Onah dans cette catégorie, il en reprend en effet tous les codes avec la montée en puissance de ses événements, mais il s'en sert avant tout pour raconter quelque chose de bien plus grand.
Imaginez quelqu'un poser son pied sur une étendue d'eau gelée et y causer une première fissure. Dans cette image, celle-ci représente le fameux devoir et les feux d'artifice découverts par Mme Wilson. Par la suite, si la personne se met à appuyer de tout son poids sur la glace, elle va fatalement agrandir cette fissure et en provoquer d'autres qui lui seront connexes. C'est exactement de cette manière que "Luce" va procéder pour étendre sa problématique de départ à une variété d'échelons insoupçonnés.
D'abord, il y a bien sûr le face-à-face entre cette enseignante très prompte à ranger chaque individu dans une catégorie et ce jeune cherchant justement à s'émanciper de ce diktat simpliste, celui-ci ne va cesser de prendre des proportions inattendues et parfois particulièrement perverses dans les méthodes utilisées pour pousser l'autre à bout et démontrer les contradictions de sa vision des choses. Mais cet affrontement va lui-même aussi engendrer toute une série d'explosions de non-dits refoulés sur son passage. Entre des abus odieux passés sous silence, les doutes venus du passé d'un couple divisé sur la conception même d'être parent ou le fait d'être un porte-étendard d'une cause dans les yeux de l'autre malgré soi, "Luce" ne cesse d'agrandir le tableau d'une société dont le vernis des apparences ne peut finalement que craquer face à l'apparition de la moindre anomalie. Encore plus remarquable, le film tente de ne jamais prendre parti en mettant toujours deux forces en opposition dans les thématiques abordées et laisse le soin au spectateur d'avoir son propre jugement ou, mieux, de l'interroger sur les idées préconçues qui peuvent l'animer pour l'émettre à l'instar de ses personnages épris de doutes.
Cette approche dont l'ambiguïté est le fer de lance va également et intelligemment se répercuter sur l'aspect thriller du film. S'il apparaît bien que Mme Wilson est la victime d'un retour de flammes à la gravité exponentielle et que tout semble a priori désigner Luce comme coupable, le film ne choisit pas de le confirmer explicitement en préférant jouer la carte des coïncidences troublantes pendant un bon moment. Le spectateur se retrouve ainsi contraint, tout comme les autres personnages, à se questionner sur Luce, sur la possibilité de ses agissements et, surtout, sur le pourquoi de ses potentielles motivations. À ce jeu, Kelvin Harris Jr dans le rôle principal fait d'ailleurs des merveilles en participant pleinement à notre incapacité à ne jamais pouvoir cerner réellement Luce. Le masque opaque qu'arbore le lycéen en société va obliger l'ensemble de ceux qui gravitent autour de lui à enlever le leur pour percer son secret et, autant dire qu'avec des acteurs de la trempe d'Octavia Spencer, Tim Roth et Naomi Watts (ces deux derniers sont réunis en couple douze ans après le remake de "Funny Games"), le cheminement imposé par Luce et donc le film en lui-même à ces personnages est forcément passionnant à suivre.
En étant obligé de multiplier les allusions plus ou moins directes sur ce qui se cache derrière le mystère que le film a savamment entretenu, le dernier acte se montrera presque de fait un peu plus faible que le reste mais il n'en demeurera pas moins fidèle à l'incertitude qui a gouverné l'ensemble par sa volonté claire de ne jamais grossir le trait en tombant dans des révélations unilatérales et contraires à sa démarche. Le meilleur symbole en sera l'ultime scène se focalisant uniquement sur le sujet qui a été le centre de nos préoccupations jusqu'ici : Luce dont ce que l'on entrevoit enfin derrière le masque est laissé à notre interprétation...
Même s'il n'est pas parfait, "Luce" prouve indéniablement qu'il est encore possible d'user d'un registre cinématographique dont on croit connaître toutes les ficelles pour le transcender et aborder des thématiques à l'importance cruciale pour (et à travers) le destin de ses personnages. Le film de Julius Onah fait quelque part office d'exception à la règle générale mais l'intelligence de son approche nous pousse à croire qu'il est encore possible que ce genre de propositions puisse renverser la vapeur afin de s'imposer et, rien que cela, ce n'est pas un mince exploit...