Le nez tailladé de Jack Nicholson aura traversé les âges, en toute quiétude. Chinatown, dernier film de Roman Polanski tourné sur le territoire des Etats-Unis, c’est dire que ça date, reste encore et toujours un classique indéboulonnable du polar conventionnel, un film à facettes qui démontrent, s’il est nécessaire, qu’une réunion de talents est la clé du succès, dans le temps du moins. Polanski livre un film sombre et déshumanisant qui fait la part belle à cette faculté qu’a l’humain d’observer, d’espionner. La fonction sociale, les habitudes du détective J.J. Gittes, le formidable Nicholson, démontre cette vision de la profession qu’est détective privé, par analogie enquêteur, se bornant ici, jusqu’aux événements narrés, d’être un chasseur d’adultère dans un Los Angeles d’avant métropolisation. Lorsqu’une femme mystérieuse lui demande d’espionner son mari, qu’elle soupçonne volage, l’ami Gittes met les pieds dans un monstrueuses histoire à multiples ramifications.
Le talent d’écriture de Polanski, qui ne se contente pas que de réaliser le travail d’un autre, est d’avoir su si bien mêler histoire, enjeux politiques, drame et intrigue policière. Si les plus assidus au polars d’aujourd’hui verront la fin de Chinatown comme un dessert immangeable, d’autre y verront un formidable constat pessimiste sur la condition humaine. Chinatown, pourquoi? Simplement car ce quartier de L.A., que l’on évoque souvent est synonyme de théâtre du vice, du non-lieu, une plate-forme pour règlement de compte, pour fin de course sans loi arbitraire, sans justice des hommes. Jack Nicholson, incarnant un personnage obstiné, attachant comme l’était le Fritz Brown de James Elroy, la vérité en poche, n’aura que ses yeux pour observer quel sens la société donne aux révélations qu’il vient de mettre à jour.
Complexe, oui. Un film policier aux allures conventionnelles qui cache un polar socialement intriguant, à la mode révolue, c’est dommage, des années 60 et 70. Aucune justification n’est nécessaire lorsqu’il s’agit de dépeindre le mauvais chez l’homme. Malgré tout, et surtout malgré ce malaise, Polanski parvient à livrer un film policier de toute beauté qui verra le public captivé par une intrigue inédite et passionnante, la gestion de l’eau potable à l’heure de la naissance d’une mégalopole. Nous sommes dans les années 30, difficile de juger, savons nous juste apprécier le décalage. Habile dans son récit, Polanski et son directeur photo, justement récompensé par l’académie, auront su à merveille restituer l’époque, dans les teintes, les costumes et les décors, formidables. Un vrai film d’époque tourné, pour nous et à l’heure d’aujourd’hui, à une époque révolue. Drôle de constat, le temps passant très vite dès la sortie du nid.
Un film mythique s’il en est, un classique du moins. Jack Nicholson, l’énorme psychopathe de Kubrick, le fou attachant de Forman et j’en passe livre une fois de plus une interprétation de toute beauté, plus en finesse qu’à l’accoutumée. L’acteur aux répliques coupantes comme des rasoirs est la cerise sur le gâteau, un vieux gâteau de grand-mère délicieux et qu’il est difficile de retrouver. Chinatown donc, film délicat, magistralement mis en scène, un tantinet incompris, la fin, est un de ces vestiges d’un cinéma d’antan qui manœuvrait nettement mieux les méandres de l’esprit humain que le surpayé cinéma d’aujourd’hui. Un film à voir et à revoir. 17/20