Curieux ! Ca commence comme se terminait Rosetta des frères Dardenne. L'image n'a rien de trop spécial, on est manifestement dans un cinéma social, naturaliste qui nous plonge dans le Séoul d'aujourd'hui avec toutes ces petites gens qui vivotent et se battent pour survivre. J'ai toujours trouvé que le plus beau des voyages au coeur de terres qui nous attirent, c'est le film. La vision d'un local de l'étape est celle qui vous transmet le mieux le virus. C'est pour moi comme de découvrir un lieu en ayant un point de chute, quelqu'un qui connaît, qui y a grandi. et c'est encore meilleur si c'est un artiste ;) Bref, grâce à Lee Chang-Dong, j'ai très envie de mieux connaître Séoul. Deux jeunes tourtereaux s'y rencontrent à l'initiative d'une jeune fille qui a de la suite dans les idées. Elle mène la danse pour récupérer une montre, elle l'attire chez elle pour une histoire de chat qu'il faudra nourrir. Elle est aussi prestidigitatrice. Fait apparaître des objets qui n'existent pas. Créer le désir avec un peu de rien. La question arrive de savoir si ce chat existe, si elle est vraiment partie en Afrique, si plus tard, elle aura disparu de la vie de Jongsu comme on s'évanouit de bonheur à la vision d'un lac paisible au Kenya... La source qui alimente le film, le pouls battant, le son profond d'une basse au coeur ne semblent jamais aussi audible que dans cette séquence matricielle à la campagne où le trio amoureux (de Jules et Jim) côtoie les fantômes sonores d'Ascenseur pour l'échafaud. Nouvelle vague ? Un peu oui... Le film se présente en cela comme une respiration permanente (le parfait contrepied de l'univers clos et irrespirable de Wes Anderson). Tout est toujours possible jusqu'au bout du bout. Exploration non stop de lignes de fuite. Elle n'était peut-être pas cette jeune fille de sa jeunesse (elle est "passée sous le bistouri" nous dit-elle), elle n'est peut-être pas tombée dans ce puits, elle n'a peut-être jamais été amoureuse de lui dans leur jeunesse, peut-être même qu'il ne l'a jamais trouvé moche comme elle le prétend... Artiste insaisissable ça oui elle l'est assurément ! Aucun doute. Belle, incandescente, vénéneuse... Alors on peut se mettre à imaginer le pire. Serait-elle venue à la campagne ce fameux soir pour se livrer à un jeu cruel imaginé avec la complicité de son amant tordu ? Pourquoi ne pas y assassiner Jongsu par pur plaisir morbide ? Qui sait finalement ce qu'ils sont venus faire ? "Un repérage" dit l'amant. Personne ne sait d'ailleurs qu'ils sont là tous les trois. La musique d'Ascenseur sur l'échaffaud serait possiblement un indice sur cette piste criminelle en gestation... Puis avortée.
Jongsu semble correspondre à ce qu'il dit être même s'il est particulièrement difficile à déchiffrer. Notamment parce qu'il reçoit souvent, hébété, de multiples informations et questions sans ciller tout au long du film en tout cas jusqu'au début de son enquête. Le fait qu'il travaille sur une matière littéraire à la Faulkner renferme l'idée que la matière est autour de lui, à portée de regard, son univers entre Séoul, la ferme familiale, les difficultés de son père, sa mère partie, sa soeur invisible... Et ce qui retient d'ailleurs l'attention chez lui c'est ce silence et une forme de passivité face aux interpellations dont il est l'objet. Cela peut donner le sentiment qu'en cherchant à nourrir son sujet il se nourrit des rencontres pour créer un personnage (à l'écran ?) qui ne serait pas forcément lui... D'ailleurs toutes les étapes de son installation chez son père sont étrangement filmées comme l'intrusion d'un inconnu dans une maison vide... Comme s'il s'appropriait une histoire qui n'était pas la sienne. Cela contribue à faire grandir le trouble baignant le film. Ce qui me fait imaginer par exemple que dès la disparition de la jeune fille dont il est amoureux, son travail de création et d'écriture (à l'écran) commence alors, y intégrant des éléments factuels qui sont venus jusqu'à lui : la voiture de Ben, le feu, les vêtements brûlés par sa mère, le briquet oublié, l'anecdote sur les serres, le chat, la montre, l'appartement... Ce qui amène à penser que cette fin par exemple serait écrite par ses soins et pas réelle du tout. Juste avant la confrontation finale, on le voit d'ailleurs écrire fiévreusement dans l'appartement de la disparue. Une vengeance fantasmée peut-être dans laquelle la violence qui est en lui s'exprime soudain ! Cela rejoint là encore les innombrables pistes d'exploration qui rendent la lecture du film assez jouissive.
Côté faiblesse, je ne suis pas fan de l'enquête de Jongsu. Si l'on se contente d'une explication vraisemblable d'après la construction apparente de la narration, cette dernière n'explore finalement que l'exploitation des pauvres par les riches et faisant alors passer un message politique un peu étriqué pour un dénouement ultra basique, celui d'un thriller lambda mettant au prises un jeune idéaliste amoureux et un aristo psychopathe qui se sera tranquillement débarrassé du corps de la jeune héroïne sans le sou... Mouais.
Je préfère retenir le trouble, l'expérimentation permanente, le jeu fabuleux des acteurs (elle particulièrement) toutes ces zones d'ombre qui éclairent le film, autant de moyens donnés au spectateur pour le comprendre et l'aimer à sa façon. C'est pourquoi j'encourage chacun à le découvrir. Pas le chef d'oeuvre absolu dont on m'a rebattu les oreilles mais sacrément prenant et stimulant pour l'imagination si l'on veut bien se laisser porter....