Dans « Poetry », son film somptueux et bouleversant sorti en 2010, le coréen Lee Chang-dong mettait en scène une dame âgée, atteinte par un début de maladie d’Alzheimer et s’inscrivant néanmoins à un cours de poésie proposant, comme objectif, la rédaction d’un poème. Aujourd’hui, avec « Burning », le cinéaste raconte l’histoire de Jongsu, un jeune garçon qui se rêve en écrivain, se promettant d’écrire sans tarder un roman, à l’instar de William Faulkner, son auteur de prédilection. Or, si, tout au long du film, on ne voit pas le garçon écrire une seule ligne de ce livre fantasmé, on a aussi le sentiment que c’est peut-être bien le film lui-même qui est le roman projeté par Jongsu. Lui-même devient personnage de son propre roman, lui ainsi que Haemi, la jeune fille qu’il rencontre par hasard et qui se fait reconnaître à ses yeux comme une amie d’enfance que le garçon trouvait autrefois « moche » mais qu’il avait néanmoins sauvée d’un puits dans lequel elle était tombée (c’est du moins ce qu’elle prétend, car Jongsu ne garde aucun souvenir de l’événement).
« Moche », Haemi l’était peut-être dans le passé, mais elle ne l’est certes plus aujourd’hui, bien au contraire et Jongsu ne tarde pas à être séduit et à passer dans son lit. Cependant, si la jeune fille est belle, joyeuse, attractive, elle n’en révèle pas moins ses zones de mystère et ses fêlures d’âme, ainsi que ses aspirations. Et puis, elle a, pourrait-on dire, une fâcheuse tendance à l’évaporation. Elle disparaît une première fois pour un voyage en Afrique, laissant à Jongsu le soin de s’occuper de son chat (un chat dont on se demande, pendant une bonne partie du film, s’il est ou non réel !). A son retour, le garçon découvre avec effarement qu’Haemi n’est pas seule. Elle revient accompagnée de Ben, curieux jeune homme riche et oisif dont elle s’est manifestement éprise. Commence alors un triangle amoureux bourré d’étrangeté et d’ambiguïté. Non seulement Ben ne congédie pas Jongsu mais il semble comme attiré par lui, allant jusqu’à lui faire des confidences, lui révélant qu’il brise parfois son oisiveté en incendiant un de ces serres couvertes de plastique extrêmement abondantes dans la campagne de Corée.
Le mystère, diffus tout au long du film, s’épaissit lorsque disparaît une deuxième fois Haemi, non plus pour un voyage, mais sans que personne ne sache (apparemment, en tout cas) ce qu’elle est devenue. Elle s’est comme évaporée. Tout en s’occupant de la ferme paternelle, travail qu’il doit exécuter du fait que son père a des démêlés avec la justice, Jongsu mène ses investigations afin de découvrir la vérité à propos d’Haemi dont il est toujours éperdument amoureux. Pour ce faire, soupçonneux quant à l’implication de Ben, il le prend parfois en filature. Mais ce dernier n’est pas le moins du monde effarouché et semble avoir gardé plus que de l’affinité pour Jongsu.
Inspiré d’une nouvelle de l’écrivain japonais Haruki Murakami (« Les Granges brûlées »), écrivain qui s’est spécialisé dans l’écriture de récits mêlant subtilement l’étrangeté au quotidien le plus banal, le film en conserve indéniablement l’empreinte. Comment le définir ? Mélodrame, thriller, film social, film symboliste, il est tout ça à la fois. Ce qui est sûr, c’est qu’une telle œuvre ne peut convenir à ceux qui n’apprécient que les histoires à la Sherlock Holmes, c’est-à-dire s’achevant par la résolution de tous les mystères. Dans « Burning », la tension accumulée au cours du film conduit vers une inéluctable violence qui non seulement ne résout rien mais augmente encore les incertitudes. Comme l’explique lui-même Lee Chang-dong dans une interview, « dans un polar, généralement, tout mystère s’éclaire à la fin. Je crois, moi, que nos vies sont des énigmes que le temps n’éclaircit jamais vraiment. » Son film en donne la démonstration et, de ce fait, accorde un grand espace d’imagination pour le spectateur. Comme Jongsu, chaque spectateur se demande ce qu’est devenue Haemi, pourquoi elle a disparu. D’autant plus que, comme Jongsu également, chaque spectateur garde en mémoire les deux scènes les plus belles du film, toutes deux se focalisant sur le personnage d’Haemi : l’une la montrant mimant avec gourmandise et sensualité l’épluchage et la dégustation d’une mandarine, l’autre la montrant poitrine dénudée dansant à la manière des femmes du désert du Kalahari, en Afrique. C’est la danse des « little hungers » et des « big hungers », autrement dit de la petite faim corporelle et de la grande faim de l’esprit, la faim de qui cherche un sens à la vie. Pas sûr que ce film ait l’ambition de définir ce sens, mais il met si bien en scène le mystère que cela suffit amplement à combler les appétits et à fasciner les regards.