Diplômée de l’Idhec (Fémis) en 1986 en réalisation et montage, Lou Jeunet est stagiaire scripte sur Frantic de Roman Polanski. Elle rencontre le scénariste Gérard Brach qui l’encourage à écrire. Lou obtient ensuite une bourse de la Villa Médicis Hors les Murs à Londres pour un documentaire sur Bloomsbury. Claude de Givray, scénariste de François Truffaut, lui donne ensuite sa chance pour écrire et réaliser son premier film de télévision, Tout ce qui brille, avec Annie Girardot et Isabelle Carré. Son court métrage, Le Beau Pavel, avec Jeanne Balibar, interrogeait déjà le rapport à l’image et à la séduction. Il a été présenté en compétition au festival de Clermont-Ferrand. Après dix ans consacrés à des projets de scénariste et réalisatrice pour la télévision, c’est sa passion pour la photographie qui donne envie à Lou Jeunet d’écrire son premier long-métrage, Curiosa. Engagée sur la question de la parité réalisateurs/réalisatrices, Lou Jeunet fait partie du conseil d’administration de la FERA (Fédération européenne des réalisateurs de l’audiovisuel).
Curiosa s'inspire de la jeunesse de Marie de Heredia (Marie de Régnier) et Pierre Louÿs, grands noms de la littérature française du 19ème siècle et début du 20ème. "En tant que réalisatrice, ma rencontre avec les photographies de Marie de Régnier de Pierre Louÿs relève du coup de foudre. Je me souviens de mon émotion en découvrant, parmi les lettres et archives de Pierre Louÿs conservées à la bibliothèque de l’Arsenal, les photos de cette jeune femme à la nudité si moderne, lançant son regard noir comme si elle exigeait de devenir un personnage de film ! Plus je lisais ses romans, ses poèmes, plus me fascinait cette jeune femme aussi douée pour les choses du corps que pour celles de l’esprit. Peu à peu, je découvrais la passion qu’elle avait inspirée à Pierre Louÿs", se souvient la réalisatrice Lou Jeunet.
N’ayant ni le journal de Marie de Régnier, ni sa correspondance (brûlés à la fin de sa liaison avec Pierre Louÿs ?), Lou Jeunet est partie des photos que l'artiste avait faites d’elle. Selon la cinéaste, il y avait là matière à fiction, à imaginer leur relation car Louÿs gardait tout, tenant un journal intime et une correspondance avec son frère où il reproduit des passages entiers des lettres que lui écrivait Marie durant les quatre ans de leur passion. "Cela m’a donné la possibilité de me libérer de la matière biographique, du biopic sur un écrivain célèbre. J’ai pris beaucoup de liberté avec la biographie des personnages pour recentrer mon histoire autour de la photographie et des séances que les deux amants organisent. D’une certaine façon, c’est la prise de pouvoir de Marie sur le récit !"
Provocante et pleine de fantaisie, Marie de Heredia n’est pas une jeune fille conventionnelle du 19ème siècle. À travers son personnage, Lou Jeunet pouvait défendre une vision émancipatrice de la sexualité. "Face à Pierre Louÿs l’érotomane, il y a un côté : « T’es pas cap, étonne-moi ». En regardant les photos, j’ai supposé que c’est Marie qui prend l’initiative de faire venir Pierre en l’absence de son mari Henri au domicile conjugal pour qu’il la photographie nue. D’une certaine façon, Marie devient plus forte que le maître : elle va écrire sous un nom d’homme, avoir des amants de plus en plus jeunes, elle les enterre tous puisqu’elle meurt en 1963 ! Mais surtout, son talent pour la liberté en fait un personnage très moderne. Ses expériences amoureuses résonnent avec nos questions d’aujourd’hui sur l’amour. Il est temps pour les femmes d’affirmer leurs propres désirs et ne plus être considérées comme des objets sexuels ou des victimes. La prochaine étape après #MeToo ne serait-elle pas le droit à notre propre érotisme, à vivre pleinement notre imaginaire sur le sexe et l’amour ?"
Selon Lou Jeunet, Curiosa n’est pas un film de reconstitution. "Il n’y a ni chevaux, ni calèches, mais des fleurs et des papiers peints. J’ai eu envie d’un rendu plus stylisé, cela devait être une interprétation de ce temps. Avec Yann Mégard, le chef décorateur, nous avons eu envie de faire un film de papier peint comme le paysage mental des personnages, nous avons créé nous-mêmes nos papiers peints pour le film. Yann a agrandi les photographies de Pierre Louÿs avec l’arrière-plan du fameux papier peint sur lequel posent les modèles, fait des recherches avec le Musée de Rixheim, et réalisé sur photocopieuse les papiers peints du film. Tous les décors étant dans le 9ème arrondissement et avenue Kléber, c’est à dire presque dans les décors réels où évoluaient les personnages au 19ème", confie la réalisatrice.
Pour les costumes, Lou Jeunet a eu envie de clin d’oeil à la modernité avec la boule à facette disco de la Tour Eiffel et aussi dans la robe Azzedine Alaïa que porte Camélia Jordana dans la séquence de l’opéra. "Avec Valentine Breton des Loÿs, la créatrice de costumes, nous avons choisi de ne reproduire que deux costumes de Marie de Régnier, son tailleur de Parisienne lacé comme une saharienne d’Yves Saint Laurent, et la tenue blanche de la fin quand paraît son premier roman. Pour Madame de Heredia, qu’interprète la magnifique Amira Casar, il fallait changer sa silhouette avec des robes très lourdes, portées sur des chemisiers achetés chez Zara. Ce mélange de vrais vêtements anciens et contemporains nous paraissait une façon de nous rapprocher de la jeunesse des personnages.", se souvient la cinéaste.
Dès le début, Lou Jeunet a eu envie de travailler avec Arnaud Rebotini (120 battements par minute) car elle sentait que la vitalité qui avait accompagné les scènes de danse appelait une bande son électro ludique, joyeuse, qui connecte tout de suite avec la jeunesse des acteurs. "Je voulais intégrer les merveilleux Six Epigraphes Antiques que Debussy écrivit pour son ami Pierre Louÿs en les faisant réinterpréter en live sur le tournage Arnaud m’a ainsi proposé d’aller vers un esprit des années 80 plus new wave qu’électro, avec des instruments se déclinant en claviers, piano, célesta et le fameux gamelan javanais que Debussy découvrit à l’Exposition Universelle de 1889 avec l’inauguration de la Tour Eiffel."
Lou Jeunet a fait un casting très long avec beaucoup d’essais avant de choisir ses acteurs. Elle a jeté son dévolu sur Noémie Merlant en la filmant dans une séance de pose de modèle d’atelier. En la cadrant elle-même, elle s'est rendue compte à quel point la comédienne pouvait passer de la jeune fille innocente à la femme perverse, comment elle savait jouer avec son corps. "Sa nudité provoque un autre regard, ni sexuel, ni curieux, et sûrement pas exhibitionniste. Cette séance de pose a accompagné mon processus artistique, une histoire de regards, de confiance entre moi, réalisatrice et mon actrice principale. J’ai fait la même séance de nu avec Niels Schneider. Je voulais capter sa beauté du diable tout en cherchant l’humanité et la profondeur de son personnage, et ne surtout pas le juger avec nos critères d’aujourd’hui. Pour Camélia Jordana, dans la scène où elle est avec trois hommes, nous avons pensé à Rihanna et Beyoncé, au Afro-American female power, alors que notre regard d’aujourd’hui la perçoit comme la victime du colonialisme. Camélia passe avec beaucoup d’émotion de ce statut d’icône à l’abandon de Pierre Louÿs."